salanskis non standard
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8/16/2019 Salanskis Non Standard
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M JEAN MICHEL SALANSKIS
L'analyse non standard et la tradition de l'infiniIn: Revue d'histoire des sciences. 1988, Tome 41 n°2. pp. 157-207.
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SALANSKIS JEAN MICHEL. L'analyse non standard et la tradition de l'infini. In: Revue d'histoire des sciences. 1988, Tome 41
n°2. pp. 157-207.
doi : 10.3406/rhs.1988.4095
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1988_num_41_2_4095
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rhs_256http://dx.doi.org/10.3406/rhs.1988.4095http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1988_num_41_2_4095http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1988_num_41_2_4095http://dx.doi.org/10.3406/rhs.1988.4095http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rhs_256
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Abstract
SUMMARY. — This text is trying to explain why the future of non standard analysis may be dependant
of a general transformation of the attitudes and the goals of mathematicians. In that purpose, a reflexion
is pursued about the comparative meanings of the finite and the infinite in pre-formalist mathematics,
formalist mathematics, and more specifically in formalist non standard mathematics ; this is done under
the presupposition that these meanings are better analysed in « ethical » terms. In the first section, we
tell the recent story of non standard analysis and present the alternative ways of conceiving its destiny
today. In the second section, we recall the traditional debate of infinitesimal calculus and establish the
fact that the new insights brought by non standard analysis must not be connected with the question of
the validity or practicability of leibnizian calculus, but with the more general and « philosophical »
question of the meaning of the infinitesimal. In the third section we introduce our concepts of « ethic
register » and of « light-sense » opposed to « use-sense », on the base of wich we describe the
mutation between « naive » mathematics and formal ones. In the fourth section, we apply these
concepts to the notions of the finite and the infinite, and pretend to characterize as formal senses or «
use-senses » the non standard senses of the finite and the infinite. We conclude by a new examination
of the possible future of the non standard method.
Résumé
RÉSUMÉ. — Ce texte essaie d'expliquer pourquoi le futur de l'analyse non standard est peut-être
dépendant d'une transformation générale des attitudes et des buts des mathématiciens. Dans ce but,
une réflexion est poursuivie au sujet des sens comparatifs du fini et de l'infini en mathématiques
préformelles, formelles, et plus spécifiquement en mathématiques formelles non standard ; tout ceci en
adoptant l'hypothèse que ces sens sont mieux analysés en termes « éthiques ». Dans la première
section, nous racontons l'histoire récente de l'analyse non standard et présentons les façons
alternatives de concevoir son destin aujourd'hui. Dans la seconde section, nous rappelons le débat
traditionnel accompagnant le calcul infinitésimal, et nous établissons le fait que les nouvelles
perspectives apportées par l'analyse non standard ne doivent pas être rattachées à la question de la
validité ou la praticabilité du calcul leibnizien, mais à la question plus générale et « philosophique » dusens de l'infinitésimal. Dans la troisième section, nous introduisons nos concepts de « registre éthique »
et de « sens-lumière » opposé au « sens-emploi », sur la base desquels nous décrivons la mutation qui
fait passer des mathématiques « naïves » aux mathématiques formelles. Dans la quatrième section,
nous appliquons ces concepts aux notions du fini et de l'infini, et prétendons caractériser en tant que
sens formels ou « sens-emploi » les sens non standard du fini et de l'infini. Nous concluons par un
nouvel examen du possible futur de la méthode non standard.
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L analyse
non
standard
et la tradition de l 'infini
RÉSUMÉ. — Ce texte essaie d'expliquer pourquoi le
futur
de l'analyse nontandard est peut-être dépendant
d'une
transformation générale des
attitudes
t des buts des
mathématiciens.
Dans ce but, une réflexion est poursuivie auujet des sens comparatifs du
fini
et de l'infini en mathématiques préformelles,ormelles, et plus spécifiquement
en
mathématiques formelles non
standard;
out
ceci en
adoptant l'hypothèse que
ces
sens sont mieux analysés en termes
éthiques
».ans la première
section,
nous racontons l'histoire récente de l'analyse nontandard et présentons les façons alternatives de concevoir son destin aujourd'hui.ans la seconde
section,
nous
rappelons
le débat traditionnel accompagnant
le
alcul infinitésimal, et nous établissons
le
fait
que
les nouvelles perspectives apport
éesar
l'analyse non
standard ne doivent pas
être
rattachées
à
la question de la
validité
ou
la
praticabilité
du
calcul
leibnizien, mais
à
la
question
plus
générale
et «
philosophique
»
du
sens de l'infinitésimal.
Dans
la troisième section, nous
introduisons nos concepts de « registre
éthique
» et de «
sens-lumière
» opposé au
« sens-emploi »,
sur
la
base desquels
nous
décrivons
la
mutation
qui fait passer
des mathématiques « naïves »
aux
mathématiques formelles.
Dans
la quatrième
section,
nous appliquons
ces concepts
aux
notions
du fini
et de
l'infini,
et pré
tendons caractériser en
tant
que
sens
formels ou
« sens-emploi » les sens non
standard
du fini et
de l'infini. Nous
concluons par
un
nouvel examen du
possible
futur
de la méthode
non
standard.
SUMMAR Y. — This text
is trying to explain
why the future
of
non standard
analysis
may
be dependant
of a
general
transformation of
the attitudes and the
goals
of mathematicians.
In
that
purpose, a
reflexion
is
pursued
about
the
comparativemeanings
of
the
finite
and
the
infinite
in
pre-formalist mathematics, formalist
mathem
atics,
and more specifically
in
formalist
non
standard
mathematics ;
this
is
done
under
the presupposition that these meanings are better
analysed in
« ethical » terms.
In the first section,
we tell
the
recent story of
non standard analysis and
present
the
alternative ways
of conceiving its destiny today. In the
second
section, we recall
the traditional
debate of
infinitesimal
calculus
and establish the fact
that
the new
insights brought by
non
standard analysis
must
not be connected with the question
of
the validity or practicability
of
leibnizian calculus, but
with
the more general and
« philosophical » question
of
the meaning
of
the infinitesimal. In the
third section we
introduce our concepts of «
ethic
register » and
of
«
light-sense
»
opposed
to
« use-sense
»,
on the
base
of
wich we
describe
the mutation between « naive » mathematics and formal
Rev. Hist. Set,
1988,
XLI/2
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158 Jean-Michel
Salanskis
ones. In the fourth section, we apply these
concepts to
the notions of the finite and
the infinite, and pretend
to characterize as
formal senses or « use-senses » the non
standard senses
of
the finite and the infinite. We
conclude
by
a
new
examination
of
the possible future
of
the
non
standard method.
L'analyse
non
standard
est une composante fort récente du
discours logico-ma thématique,
dont le nom
même prête encore
à
confusion, et dont
la vocation reste aujourd'hui difficile
à
déter
miner, bien
que
des éclaircissements
importants
soient
apportés
depuis quelques années. De toute évidence, la théorie
invite, dans
le
statut
problématique et transitionnel
qui
est le sien à
l'heure
actuelle,
à
une réflexion philosophique riche
:
nous nous proposons
de
prendre ici notre
part
à cette dernière, dans une direction
qui
correspond à
notre thème personnel de recherche
(la
connexion
des matières
formelles
et du registre
éthique).
Mais, tout
d'abord,
nous allons résumer la
brève
histoire
de
l'analyse
non standard,
au
moins
dans
ses grandes
lignes et
pour
autant que notre
article
y fait
référence.
I - PRESENTATION HISTORIQUE DE L ANALYSE NON STANDARD
L'inventeur
de
l'analyse
non
standard
est
Abraham Robinson,
et sa première
publication
à
ce sujet
date de 1961 (г). Cependant,
la
plus signifiante
origine (*)
qu'on puisse
choisir
pour
la «
pensée
du
non-standard »
est tout simplement
la
découverte
par
Skolem (8),
et
Lôwenheim
à sa
suite, de
la non-catégoricité
de
l'arithmétique
formelle et donc de
la
nécessité de présumer,
du moins
si
l'on
adhère
au discours ensembliste
classique,
des
« modèles
non
stan
dard »
de
l'arithmétique : entendez par là des systèmes présentant
toutes
les propriétés structurales des
nombres
entiers, mais com
portant
d'autres
individus
que la
suite
inépuisable
engendrée
par
le procès
naïf
du comptage (0,
1,
2, . . .). Robinson,
en
effet, n'a
pas fait autre chose qu'exploiter positivement ce résultat
ressenti
tout d'abord
comme négatif par les
mathématiciens et
les logiciens
*) Non standard
Analysis,
in Selected Papers
of
Abraham Robinson,
vol.
2 (Ams
terdam : North-Holland, 1979), 3-11.
■)
Une
autre
origine
se trouve dans certains
résultats
d'algèbre
abstraite.
Voir
Hourya
Benis-Sinaceur, La
théorie
d'Artin et Schreier et l'analyse non standard
d'Abraham Robinson, Archive for History
of
Exact Sciences, 34
:
3 (1985),
257-264.
*) Le nom de Skolem
figure à
la première ligne de l'article cité n.
1.
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La tradition de V infini 159
(les axiomes de Peano
«
auraient
dû » déterminer à
un
isomorphisme
près
le système pour
lequel
ils étaient
proposés)
: il a eu
l'idée
de
pratiquer un
jeu mathématique où interviendraient
à
la
fois
l'hypo
thétique
modèle
standard
(celui
qui
coïncide
avec la
suite
naïve
collectivisée 0, 1, 2, ...) et un modèle non
standard,
et
dans
lequel
on
disposerait, à
côté
des nombres
réels ordinaires,
d él
éments
infiniment grands et infiniment petits par
rapport
aux
premiers.
Robinson, de plus, administrait
la
preuve, au moins
partiellement
dès
1961,
que
ce
jeu
permettait de récupérer
les
écritures et les façons
de
parler des pionniers
de
l'analyse mathé
matique,
ainsi
que
de reformuler,
parfois d'une
façon
plus
él
égante et
plus
intuitive, les
résultats
les
plus
connus
de
l'analyse
moderne.
S'il
a donc
choisi
d'emblée
le
nom
d'analyse
non
standard
pour le
jeu qu'il définissait,
c'est
en
référence à
la
notion de
modèle
non
standard
plutôt
que pour suggérer
le
caractère
divergent,
subversif
ou
extravagant
de
ce jeu.
De nombreux esprits, même
les meilleurs, s'y sont pourtant trompés,
de manière regrettable.
La
nouvelle méthode a immédiatement
séduit
un certain
nombre
de
mathématiciens et
de logiciens,
si bien qu'en 1967
put se tenir le
premier colloque
international
d'analyse
non
stan
dard. Les développements auxquels
elle a
donné
lieu
pendant
cette
période
initiale,
qui s'achève
à
notre
avis
en
1977,
sont
principal
ementeux
apportés
par les travaux de Robinson lui-même,
qui
resta
naturellement la figure
dominante de I'ans
(4) jusqu'à sa
mort
en 1974. Les
différents
articles et ouvrages
de
Robinson
manifestent
un
effort multidirectionnel en
vue
de
promouvoir
l'analyse
non standard :
d'une part,
il a
voulu
tout
simplement
réécrire les
chapitres
désormais classiques
de
l'analyse (topologie,
suites
et séries, espaces
de
Hilbert...), afin
de
mettre en
évidence
la
simplicité
et la
brièveté des
démonstrations non standard
substituables
aux
démonstrations usuelles
dans
beaucoup
de cas,
et de déployer l'intuition non standard
dans
un
champ équivalant
à celui où
les analystes situent la plupart
de leurs démarches
(5)
;
d'autre part, en
résolvant
avec A. R. Bernstein
en
1966 un pro
blème
ouvert de
la théorie des espaces
de Hilbert
(e), il a
offert
4) Sigle
pour
Analyse
non
standard.
e)
La « Bible » de Tans, Non
Standard
Analysis
(Amsterdam
: North-Holland,
1966),
contient
le résultat de
ce travail.
(•) A.
R.
Bernstein
et
A. Robinson, in Pacifie Journal
of Mathematics,
16
:
3 (1966),
421-431.
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160 Jean-Michel Salanskis
à la communauté mathématique une
bonne raison de croire
en
l'efficacité des
nouveaux
moyens
de
preuve qu'il
lui proposait (7)
;
par
ailleurs
encore, Robinson
s'est
livré à un travail de
réexamen
historique
et
épistémologique, à la
lumière de
la
théorie
qu'il
avait inventée, des textes des pionniers
de
l'analyse, qui
utilisaient
le
langage infinitésimal, pour essayer
de
montrer dans
quel cou
rant d'idées traditionnel s'inscrivait sa
découverte (8),
enfin, il
a
cherché à
utiliser la
méthode non standard
dans
le contexte de
mathématiques subordonnées
à
la
science,
«
physique
»
ou
« humaine » (on
trouve
dans
les
Selected
Papers de Robinson,
par
exemple, un article
où Tans
est appliquée à
la mécanique quan-
tique, et deux ou trois
articles
où elle est
invoquée dans
une di
scussion
de
la
conjecture
d'Edgeworth
et
du
théorème de
Debreu-
Scarf en économie (•)).
Ces
efforts
pour
faire connaître
et
faire
adopter l'analyse
non
standard ont-ils été
couronnés de
succès ? La réponse à
cette
question doit
être
mitigée.
Il est
indéniable que la
prouesse
de
Robinson, consistant
à élaborer
une
théorie conséquente des
inf
initésimaux a été saluée comme telle, et qu'une notoriété en rap
port avec la qualité
de
cette prouesse s'est attachée au
nom de
son auteur dès le début des années 70 ; par ailleurs, et pour aller
toujours dans
le
même
sens,
les
logiciens
n'ont
pas manqué
de
consacrer l'analyse non
standard
comme une
des plus grandes
réalisations accomplies à partir
de
leur discipline, comme en
témoigne
par exemple l'introduction que
donne
Keisler à
son
article
présentant
la
théorie des
modèles dans
le
Handbook
of Mathe
matical
Logic,
l'ouvrage encyclopédique édité par J. Barwise (10).
7) Halmos
a
proposé, immédiatement après la parution de
l'article
de Bernstein
et Robinson,
une
démonstration classique qui était
en fait la
traduction de
la
première,
et
pour
cette
raison
moins
simple. Cependant, depuis,
d'autres
chercheurs
ont
trouvé
des démonstrations classiques fondées sur d'autres considérations qui sont plus élément
aires t
rapides que celle
de Robinson et Bernstein ; notre source pour ces informations
est l'ouvrage Analyse non standard de A. Robert (Lausanne : Presses
Polytechniques
Romandes,
1985), 91.
8) La notice historique figurant
à
la fin de Non Standard Analysis est le principal
texte
où
Robinson rend
compte
de ces recherches.
(') Cf. in vol.
2
: с
The non standard
X :
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La tradition de
l'infini
161
Mais il
faut
reconnaître
que, dans leur très
grande majorité,
les
mathématiciens
en activité durant cette époque ont
regardé
la
théorie
de
Robinson
comme
une
curiosité,
sans
doute
digne
d'admir
ation,
mais
non susceptible
de devenir
un outil
important de
l'analyse
moderne.
Comment expliquer ce peu d'enthousiasme ?
Dans
le dialogue
fictif qu'ils
proposent
en
introduction à leur
Pratique commentée
de la méthode
non classique (u), R. Lutz et
M. Goze
font dire à celui des
interlocuteurs
qui
incarne
la réticence
à l'égard de
l'analyse
non standard :
«
Mais votre méthode me
paraît
bien
compliquée.
Une histoire de
logi
cien, avec langages,
modèles,
et
toutes ces choses que peu de
gens
connaissent. Il paraît
que
le livre d'Abraham Robinson commence par
50
pages
de
logique.
Tout
cela
pour justifier
la
mystique
des
infiniment
petits, que
tout le monde a oubliée depuis longtemps
»
II
n'y a
aucun doute
à notre
avis que
le peu
d'inclination
des
mathématiciens des
années
70 à
essayer la
méthode s'explique
en
partie par cette perception d'étrangeté et d'artifîcialité. Lesdites
années
furent
en effet celles du triomphe
de
la
mathématique
ensembliste parfois
dite « bourbachique »,
et
la
méthode procédait
par
des voies effectivement non
naturelles
et étrangères, au regard
de
cette norme,
justement
dans la
mesure
où
elles
étaient liées à la
théorie
des
modèles.
Ce en
dépit du
fait
que
l'ensemblisme
ne
puisse
être
défendu
de manière consistante
sans attendus fondationnels
apparentés à
la
théorie des modèles. L'ambiance
de
ce
bourba-
chisme
daté voulait en
effet
qu'on oubliât
cet
aspect,
qu'on négli
geât
les
langages
et
la
sémantique formels pour
ne
garder à
l'esprit
que
les ensembles
formels :
par conséquent, disons-le aussi
net
que
possible, pour prévenir un malentendu
fréquent,
c'est
parce
que
Robinson était un formaliste
conséquent
et
déclaré
(12),
comme l'est aujourd'hui dans
son
style
personnel
Nelson, que
son œuvre était
destinée à
être
perçue comme
insolite
par
le
regard
« bourbachique », regard d'un formalisme
partiel
et sans doute
partial (18).
(u) (Strasbourg : irma,
1980)
;
traduit depuis sous le titre Non Standard Analysis
(New York-Berlin :
Springer,
1981) ; notre
citation
est à
la page 7 de
l'édition
irma.
(la)
Ce
point est
bien mie en lumière dans Hourya Benie-Sinaceur,
art.
cit.,
in n. 2,
et ouvrage
à
paraître sous le titre Corps et modèles.
Aspects
de la construction de
l'algèbre réelle
(1989).
M)
C'est donc dire que cette résistance ou cette suspicion correspond
à
un différend
du « formalisme > avec lui-même. On peut le rattacher à
deux
manières d'assumer
RHS
6
-
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162
Jean-Michel
Salanskis
II n'est
donc
pas
surprenant
que plusieurs
mathématiciens et
logiciens aient cherché à « livrer
» la
méthode non standard à ses
utilisateurs
potentiels sous
une
forme
plus
digeste
et
plus
agui
chante,
c'est-à-dire,
dans
le contexte,
en
court-circuitant
la
théorie
des
modèles. Le principal succès
obtenu en ce sens
reste
à
ce jour
l'article « Internal Set
Theory
» de E. Nelson, publié en 1977
(M),
et
qui
doit être considéré
comme
le
point
de
départ d'une
deuxième
« époque »
de
l'analyse non standard. Dans cet article, Nelson
définit une extension conservative de
la
théorie des ensembles
avec
axiome
du choix,
qui
se caractérise
par
l'introduction
d'un
nouveau
prédicat
si
(pour « standard ») et
permet
la
formulation des
raiso
nnements à la Robinson aussi bien que les
intuitions
infinitésimales
qui
les
guident
;
l'important
étant
que
les
règles
supplémentaires
à
acquérir
sont
en
très
petit nombre, leur énoncé
et
la
mise
en
scène de leur emploi
dans
quelques
cas
exemplaires tiennent
dans
les vingt
premières
pages
de
l'article.
A
la
fois
parallèlement,
de façon indépendante,
et
à
la
suite
de
cet
article,
on assiste par ailleurs à une sorte
de
décantation,
qui
permet
aujourd'hui
de se faire
une
idée plus
précise
des appli-
l'héritage du « père fondateur » Hilbert : le bourbakisme serait ce courant qui
ne
veut
retenir
de
la
pensée
formaliste
de
Hilbert
que
le thème
de
V
axiomatique
(la présentation
axiomatique
des
rôles
formels des points, droites, plan de la
géométrie
ayant
à cet
égard
valeur
paradigmatique), et pas celui de la
métamathématique,
avec les diverses
distinctions de registres
auxquelles
elle contraint ; la théorie des modèles, au contraire,
est cette autre branche qui prétend développer et approfondir toutes ces distinctions,
et pour
commencer,
celle entre syntaxe et sémantique. En fait, pour un «
bourbakiste
»
endurci,
ce
n'est pas seulement la théorie des
modèles,
mais toute prise en considération
métamathématique
du
ou dee langages dans lesquels s'écrivent
les
axiómatiques, soit
en fin de compte toute démarche
logique
moderne, qui
est
non pertinente — ou
ininté
ressante — parce
que
la seule manière « vraie » et « vivante » de
prendre
Гaxiomatique
est de la regarder comme la synthèse
rigoureuse
d'un
monde mathématique
dont
on
est
sûr
(si c'est là un platonisme, ou un physicalisme spontané
du
milieu
mathématique,
c'est ce qu'on pourrait examiner).
Cette
attitude,
à
notre
avis,
n'est pas morte aujour
d'hui
ans
la
communauté
mathématique, alors
même
que
les
«
condamnations
»
des
abus
de l'époque bourbachique sont fréquentes dans presque toutes les
bouches.
Elle
explique dans une
large
mesure la perdurance de résistances
à
l'analyse non standard,
envers et
contre le fait que cette dernière, dans sa
version
originaire robinsonienne
comme dans sa nouvelle formulation
nelsonienne,
se
présente
le plus clairement
du
monde comme une exploitation des possibilités de la pensée
formelle
en continuité
avec l'usage formaliste établi : notre article va même plus loin
en
soutenant
que
la
mutation dans le sens proposé
par
les théories
du non-standard est essentiellement
et philosophiquement
dépendante
de la mutation
plus
profonde
qu'est
le passage au
statut formel
du
sens.
(u)
Internal Set Theory, Bulletin
of
the American Mathematical Society, 83 :
6 (1977).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
9/53
La
tradition
de
l'infini 163
cations de
la
méthode. Dans
l'article
de Nelson, les
domaines
où
son
utilisation est
dite
devoir être féconde sont
essentiellement
la théorie des probabilités et la mécanique quantique. La
première
direction a été
suivie par Nelson lui-même
et
par certains de
ses
élèves
(1б). Quant à la seconde direction, elle
renvoie
notamment
à l'étude de
la
perturbation des
équations différentielles
; or,
des
mathématiciens strasbourgeois
et
mulhousiens,
sous l'impulsion
de G.
Reeb qui
a pris fait et cause pour le
non-standard depuis de
longues
années,
ont de leur côté
développé des
études
originales
portant
sur de tels
problèmes (ie)
;
ces études sont
à
ce jour,
de
l'avis
de Pierre Cartier,
qui met
son crédit
au service
de
la popul
arisation
de la méthode,
les
réalisations
les plus probantes de
l'analyse
non
standard
(notamment
au
sens où
l'on
ne
voit
pas
de
démarche substitutive qui
procurerait
les
mêmes
résultats à de
moindres frais, ou même simplement à des frais équivalents).
Jacques Harthong, de
son
côté,
qui
fait aussi partie
des
élèves
de
G. Reeb, et qui a également en vue des applications
de
la méthode
à la mécanique quantique, a publié un certain nombre de
travaux
tendant à
prouver que
le non-standard
ouvre la voie
à une
nouvelle
façon de
discrétiser les problèmes réputés « continus » sans
perte
d'exactitude (17).
Dans
la situation
présente,
on
a
donc
à
la
fois
un
langage
d'une
grande
simplicité,
permettant
l'acclimatation rapide
de
nouveaux
chercheurs
et la communication a priori
aisée
des résultats obtenus,
et une recherche vivante,
qui
commence
à savoir à
quels
problèmes
elle peut
s'atteler
et
à
remporter
des succès. C'est
ce
qui
fait
que
l'analyse non standard
a
quelque chance d'être bientôt franche
mentortie de la marginalité.
Il reste
qu'au-delà
des résistances
à
l'analyse
non standard
qui ne sont que des préjugés, au-delà
de
ce qui relève seulement
des modes ou d'oukases épistémologiques, il se peut que le destin
(u) Selon
Nelson,
le
plus
remarquable résultat obtenu se trouve dans
l'article,
A self-avoiding
random
walk de G.
F.
Lawler (Duke Mathematical Journal, 47 (1980),
655-693).
(") Pour une
bibliographie
complète de
ces
études, se référer
à
l'article
de review
des mathématiciens russes Zvonkin et Schubin, Non standard analysis and singular
perturbations of
ordinary
differential equations, trad. angl.
in
Russian Mathematical
Surveys, 39 : 2 (1984), 69-131.
17) Voir
par
exemple Le Moiré (Strasbourg
:
irma,
1980),
Etudes sur
la mécanique
quantique
(Paris : Société mathématique de Prance,
1984), et
Eléments pour
une
théorie du
continu {Astérisque, 109-110 (1983),
235-244).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
10/53
164
Jean-Michel Salanskis
de la
méthode
dépende
de
l'orientation générale
de
la recherche
mathématique
: il est
possible qu'elle
ne
puisse
prendre
la
place
importante que tous
ses
adeptes, à commencer par
son
inventeur,
ont
prévue pour
elle
qu'à
la
condition
d'un
changement
profond
au niveau
des
centres d'intérêt et
des enjeux
de
la
mathématique
contemporaine.
Si
la
formalisation de
Nelson
a
mis quelque
chose
en évidence,
en effet,
c'est
l'autonomie relative des deux aspects de
l'analyse
non standard
:
son langage, ses
règles,
son
intuition
sous-jacente,
sa
problématique
propre
d'un
côté, la preuve
de
sa
consistance
avec la mathématique
classique
de l'autre. Si,
du point de
vue
du
premier aspect, l'analyse non standard est
quelque
chose d'essen
tiellement
original
et
nouveau,
du point
de vue
du second
aspect,
elle est logiquement dépendante de l'axiome du choix à
travers
les notions ď
ultraproduit
et ď ultrapuissance (ou ď ultralimite chez
Nelson). Un certain nombre de
mathématiciens, qui
se sont pour
tant
intéressés
à
la méthode
non
standard
de façon non
superfic
ielle, et qui
ont
même parfois fondé de grands espoirs sur elle,
sont aujourd'hui persuadés
que
le véritable outil est
l'ultraproduit,
et
que l'analyse
non standard correspond
seulement
à
une façon
de le
mettre
en œuvre, cette façon
n'étant probablement la
meil
leure
que
dans des
cas
bien
délimités. Ce
point
de
vue
a
été
défendu
devant nous par
Alain Connes au cours
d'une
réunion avec
l'équipe
de recherches
de Hervé
Barreau, qui consacre
sa réflexion à
l ana
lyse
non standard et dont nous faisons
partie.
Il nous a en parti
culier
confié que, dans la
démonstration du
résultat qui lui avait
récemment valu la plus haute distinction
mathématique (18),
il
avait finalement préféré envisager un
ultraproduit
de
représentat
ions
'étant convaincu
que
le recours au
langage
non standard
ne lui rendrait pas
les
mêmes
services
(19).
Il
serait
malséant
de notre
part
de prétendre dénuée de o
ndement
cette
position. Nous
croyons
seulement
que
sa validité
est relative à un type
de
problèmes : sans
doute
le
type de
ceux
(")
La médaille Fields.
(ie) L'inconvénient qui accompagne la prise
en considération
d'objets non
standard
étant, selon
Alain Connes toujours, le
caractère
essentiellement non
explicite
de
ces
objets, qui
peut
se traduire
par exemple par
la non-mesurabilité de certaine ensembles
qui leur sont associés,
plus
généralement
par
un déficit dans l'ordre des traitements
classiques disponibles
à partir
desdits objets.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
11/53
La Iradiiion
de
l infini 165
qu'on aborde avec prédilection dans la mathématique bourba-
chique et post-bourbachique. Cette dernière est en effet
dominée
par
le
grand jeu
de
l'infini, c'est-à-dire qu'elle
voue le
meilleur de
toutes
les
énergies
à
l'étude
générale,
apriorique
des
structures
infmitaires : elle est
prioritairement une
géométrie
extrêmement
savante et extrêmement puissante
des
structures infinitaires, la
clairvoyance intuitive et
quasi physique des mathématiciens
tra
ditionnels au
sujet
de
la droite réelle
et
des continua euclidiens
bi- et tridimensionnels s'étant aujourd'hui
généralisée
aux types
infiniment variés ď «
espaces
» qu'on
est
capable
de définir
et
de manipuler.
Par
rapport
à cette mathématique, et à ses ambit
ions (qui sont
très fréquemment des
ambitions
de
classification),
il
est
possible
en
effet
que
la
méthode
non
standard,
bien
qu'elle
soit a priori parfaitement
compatible
et
consistante
avec le
jeu
de référence, ne soit pas « la » nouvelle clef
susceptible d'ouvrir
les
portes
autour
desquelles on rôde. C'est
possible,
bien que ce
ne soit
pas
certain, et
qu'il
n'y ait guère
de
moyen
d'en
décider :
par exemple, comment savoir si les nombreuses utilisations
de
la
technique
de
l'ultraproduit dans la mathématique contemporaine
sont
des indices du privilège de cette notion ou
bien
de
la
possi
bilité
d'approches non standard
inédites?
Sauf
à
décider que
ce
qui
a
été
fait
coïncide
avec
le
meilleur
choix possible dans la
meil
leure stratégie, par définition et
dans
tous
les cas.
Mais ce
qui
est
ici
plus intéressant, et potentiellement plus
important,
c'est qu'on
peut conjecturer, et c'est ce que
font
Pierre
Cartier, Jacques
Harthong
et Georges
Reeb, que la méthode non
standard serait surtout excellente
en
vue du traitement
de
problèmes
d'un autre type, au-devant desquels se porterait
un esprit
mathé
matique différent.
Il s'agirait
alors
non plus
du traitement
géo
métrique des
totalités infinies
prises
comme données, mais
de
la
mise en œuvre d'un raisonnement et d'un calcul Unitaires sur
des
entités formellement finies
situées au-delà
de
la
perception
structurée du nombre ; Pierre Cartier
appelle
hyperfinies (20) ces
collections
dont
la méthode non standard introduit
le
concept,
qui sont
finies du point de
vue du formalisme
(« de
l'intérieur
»)
et
« inépuisables » du point
de
vue d'un sujet arithmétique
naïf
(« de
(*°)
Dans
:
Was eind
und sollen
die Zahlen
?
(version 1984), in L'analyse non standard.
Recherches
historiques et philosophiques (Strasbourg
: ihma, 1986),
17-44.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
12/53
166
Jean-Michel Salanskis
l'extérieur »). De telles mathématiques auraient comme
champ
d'application naturel toutes les théories
d'abord
combinatoires
et descriptives de
données finies,
expérimentales par exemple,
dont
une idéalisation
hyperfinie est scientifiquement
désirable
:
les domaines
déjà
abordés, comme ceux
de
la perturbation des
équations
différentielles et de
la
théorie des probabilités
relèvent
en effet de
ce champ
; mais on peut
imaginer,
toujours
dans ce
champ, l'application
de
la méthode
à
une «
informatique
non
standard
»,
comme le suggère Pierre Cartier dans l'article
déjà
cité,
ou à
toutes sortes
de problèmes liés à
la physique,
comme le
propose notamment
Jacques
Harthong, voire
son
utilisation en
vue d'une
nouvelle approche, fondée sur
la «
discrétisation hyper-
finie
»,
de
problèmes
ordinairement
classés
du
côté
de
la
géométrie
différentielle ou
de
la topologie algébrique.
Ce tour d'horizon
que
nous osons à
peine dénommer
historique,
en raison de
la
brièveté de
la
tranche temporelle prise
en
compte,
s'achève donc
par l'évocation d'une
situation
singulière
:
il
semb
lerait qu'une théorie
née
dans le courant dominant
de
la mathé
matique formelle ensembliste, récemment reformulée comme
exten
sion
onservative de
la
théorie de référence de cette
mathématique
(zpc), ait
toutefois
quelque
peine à y
trouver sa place, et
peut-être
pour des raisons essentielles,
ayant
trait
au
jeu
de Г
infini
(21)
qui
s'y joue
d'une part, à
celui
que la méthode non standard incite
à jouer d'autre part. C'est
de
ces
raisons
et ce jeu
que
nous allons
essayer
de
traiter
maintenant,
en
nous souvenant
que
l'origine
historique à laquelle Robinson a
rattaché l'analyse
non
standard,
à savoir
le
calcul infinitésimal
de
Leibniz,
était déjà
un jeu
de
l'infini. Nous allons donc tenter
de
décrire la tradition
de
l'infini
qui
se manifeste
dans
l'émergence
successive
de ces
jeux,
notam
mentdans la mesure où
le
type de rapport
à
l'infini qui prévaut
dès
l'avènement
du jeu formaliste renvoie au registre éthique.
(u) C'est
la seconde ou la troisième
fois
que
nous
employons
cette
locution
;
nous
ne sommes certes pas le seul ni le premier
à
y recourir
;
se référer
par
exemple
à :
Cons
tructive mathematics as
a philosophical problem
de P. Lorenzen in Logics and
Found
ations
of Mathematics, dedicated
to
Prof. A.
Heyting
on hie 70th birthday (Groningen
:
Woltere-Noordhoff,
1968).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
13/53
La
tradition
de
l'infini
167
II
-
LA
PROBLÉMATIQUE DU CALCUL
ET
LA
PROBLÉMATIQUE
DU
SENS
Nous
voudrions
tout
d'abord, comme c'est naturel, ressaisir
conceptuellement
l'aporie
du
calcul infinitésimal telle qu'elle a
été
exprimée
par
les
très nombreux
auteurs ayant
pris
part
au
débat qui
n'a
pas cessé d'accompagner l'essor pourtant triomphal
de
ce calcul.
De Berkeley
et
Helvétius à Hegel,
en
passant
par
les
mathématiciens
dont le nom jalonne
la
naissance
de l'analyse
réelle, et
qui ont
tous ou presque
tous
essayé
une parole
de type
philosophique
ou
épistémologique
sur
cette
épineuse
affaire,
il
nous
semble que
ce
qui est
en
discussion
se laisse toujours
ramener
à ces deux questions :
1 / L'exposé
des
notions
de
base du calcul, ayant
trait
à la
continuité,
la
limite,
la
dérivabilité,
est-il
un non-sens ? (et si
l'on prétend
le contraire, il
faut
expliciter le
contenu
de ces
notions
de
manière non
contradictoire,
c'est-à-dire
échapper à
la menace
d'absurdité dont le
concept
de
«
quantité infiniment
petite » paraît
chargé).
2
/
Quoi qu'il
en
soit
de la
première
question,
comment
peut-on
justifier
les procédures
de
calcul
offertes
par
Leibniz,
notamment
comment peut-on accréditer l'idée que les résultats qu'elles
four
nissent sont exacts,
alors qu'elles paraissent prescrire
l'erreur
sous
la
forme
d'omission
de termes
non nuls ?
La première question est celle du sens, la seconde est celle du
calcul. Il
ne fait
aucun doute qu'elles sont
parfois
rencontrées et
traitées dans une certaine confusion par les différents auteurs, et
dans
une certaine mesure à
juste
titre, parce
que l'élément
généra
teur
'aporie
dans
les
deux
cas
est
la
«
quantité
infiniment
petite
».
Mais
cette
distinction est importante pour nous
permettre de
comprendre aujourd'hui la différence entre les
deux
relèves du
calcul infinitésimal des pionniers rendues possibles par
l'analyse
moderne
(formelle ensembliste) d'une part,
par l'analyse non
standard d'autre part.
Si
l'on veut
exprimer les
choses
d'une manière extrêmement
brutale,
la relève
proposée par
l'analyse contemporaine, dont
le
noyau
est
acquis avec Weierstrass et sa reformulation au moyen
de séquences du
type
V e 3 a des définitions
fondamentales,
mais
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
14/53
168
Jean-Michel
Salanskis
dont
la
systématisation et
la
généralisation
ont
exigé le développe
mentes outils de base de
la mathématique ensembliste que
sont
l'algèbre
linéaire
et la topologie
générale, consiste
en le couple
de
réponses suivant aux questions baptisées 1 / et 2 / ci-dessus :
— A
la question
1 / il est répondu
qu'en
effet l'exposé infin
itésimal est un non-sens, incompatible avec
la structure
archimé-
dienne
de R, elle-même
seule
conceptualisation
conséquente du
continu.
— A la question
2
/ il est
répondu
que les égalités du calcul
différentiel sont
absolument
correctes pour
peu
qu'on attribue
aux notations
dx, dy, . . .
une
dénotation non
plus
infinitésimale,
mais
fonctionnelle.
Pour
préciser
ce
dont
il
s'agit
dans
ce
second
point,
rappelons
que
l'écriture
dy=2xdx
(I)
faisant suite à
У = *2 (II)
sera réhabilitée
sous
la
forme
(III)
X : ж
н> ж
et Y :
жи
x2 désignant deux
fonctions
de R
dans
R,
cependant que
dYx et dXx
sont
leurs différentielles
en
x,
c'est-à-
dire à nouveau des
êtres fonctionnels
;
l'égalité (III) est
donc
une
égalité
dans
l'espace L(R) des endomorphismes réels,
alors
que
(I)
était originellement
conçue comme
une relation entre
quantités
«
mixtes
», certaines appréciables, d'autres infiniment
petites.
Il
est
à noter d'ailleurs que les
notations
infinitésimales (dx, dy, dxx, . . .,
dXi, . . ., dx9, dyx, . . ., dy}, . . ., dyq, . . .) sont toujours utilisées
par les mathématiciens, dans des contextes techniques comme le
calcul
des
primitives ou l'intégration des équations différentielles,
ou
même en géométrie différentielle
lorsque les écritures fonction
nellesorrectes
seraient
insupportables.
Dans
tous
les
cas, l 'avan
tage
e
ces
notations
consiste dans la simplicité supérieure du
mécanisme d'application des théorèmes de
differentiation composée
ou de differentiation
d'une
fonction
réciproque
qu'elles autorisent :
mais cet
avantage
possède, du point
de
vue
de
l'analyse moderne
toujours, sa
contrepartie immédiate dans
le
fait que
le
calcul
consi
déré
st
moins
sûr et
moins
garanti
contre
les confusions
(en raison
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
15/53
La
tradition de
Г infini
169
justement
du fait
que les applications
concernées
n'étant pas mises
à plat,
on
risque
toujours
de
sombrer dans une sorte
de
vertige
où
l'on
ne
sait
plus
ce
qui
est
variable
et ce
qui
doit
être
dérivé
par rapport à quoi)
(22).
L'idée la plus
simple
qu'on
pourrait
se faire du supplément
apporté
par
l'analyse
non standard à cette relève serait
d'y
voir
la restitution du «
sens infinitésimal
», perdu
dès lors
que la
réponse
catégorique
à
la question 1 /
explicitée
ci-dessus était admise par
tous. On peut alors imaginer
dans la
foulée
que la
légitimation
des calculs
classiques, faisant l'objet
de
la question
2 /, puisse
être
accomplie
sur
un mode plus en
accord
avec les intuitions
des pionniers, et d'ailleurs avec les calculs et les discours toujours
en vigueur
chez les physiciens.
Nous pensons pouvoir montrer qu'il n'en va pas ainsi. Ce
qui
empêche qu'il en soit ainsi, c'est
que l'analyse
non standard est
née au sein
d'une
pensée
mathématique
différente de
celle qui
abritait
les premiers développements
de
l'analyse
réelle
:
cette
différence
peut être
décrite
comme celle qui sépare une mathémat
ique
ormaliste d'une mathématique
naïve, bien
que
ces adjectifs
soient gênants
par l'équivocité qui s'attache à chacun d'eux. En
tout cas, pour
rester près
de
l'évocation
des deux questions maît
resses
de
l'aporie
infinitésimale et
des réponses
apportées
par
l'analyse
dite moderne, cette différence se
marque
au
moins
par
le renversement du rapport hiérarchique entre les deux questions :
si, dans la
discussion des
xvine
et
xixe
siècles,
la question
1 /
était abordée en
vue
d'une résolution
de
la question
2 /, dont
l'urgence
était supérieure
pour les esprits
de
l'époque, il est
clair
que, pour
un
adepte
de
la mathématique
formelle
ensembliste
contemporaine, la question 1 / prime
sur la
question
2
/, le proto
cole
e constitution des objets et des propriétés
en jeu ayant
été
universellement reconnu comme
ce
qui
est
le
plus
décisif.
Un
autre effet
du basculement
dans l'ère
formaliste
est le privilège
dévolu à la
notion de fonction (plus
généralement d'application
selon la terminologie la plus répandue),
qui
s'est partout substituée
à celle de variable, prédominante à l'époque du
débat
des pionniers :
**) Notre expérience de « colleur » dans
les
classes préparatoires nous
a
mille fois
confirmé ce
double aspect de la notation infinitésimale
: à
la
fois,
elle permet
à
l'élève
de risquer plus
vite et
plus aisément des écritures,
et
elle le
rend
incapable de
trouver
la faute
et
de garantir un résultat dès
lors qu'il
s'est perdu en
route.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
16/53
170 Jean-Michel
Salanskis
ces deux
aspects du
basculement nous sont suggérés par le texte
de
H. Barreau, «
Lazare
Carnot
défenseur des
infinitésimaux
»
(M),
qui souligne à la
fois
la prévalence
du
point
de
vue
des
équations
à
l'époque
héroïque
et
celle du
point
de
vue
des
fonctions
de nos
jours.
Or,
l'analyse
non standard
ne revient
pas,
ne
peut pas
revenir
(du
moins
pas « absolument »)
sur
ce basculement. C'est pourquoi
la modification
qu'elle
apporte
est certes une modification au
niveau du
sens principalement, mais non pas
la restitution
du
sens infinitésimal classique :
plutôt un
nouveau
déplacement du
«
sens formel
»
de l'infini, comme nous comptons l'expliquer plus
loin.
L'erreur de perspective
qui
consiste à voir
dans l'analyse
non
standard
la
restitution du
calcul
infinitésimal,
on
l'aura
compris,
procède
de
l'accent abusivement mis sur la
notion de
calcul.
Les notations
de
Leibniz ont
une certaine
légitimité
par
rapport
à
une
certaine catégorie de calculs, et elles sont de fait
conservées partout où
elles
sont utiles à cet égard, en mathémat
iques
t en physique (cf. supra). Mais il n'est besoin d'aucune
analyse
non standard
pour cela,
seulement de
la connaissance
de quelques recettes de
traitement symbolique en mathématiques,
et, par surcroît,
d'une
bonne
intuition du petit et du
grand
en
physique. L'incidence
de
l'analyse
non
standard
se
situe
de toute
évidence
à un autre
niveau.
Cette
erreur
de
perspective,
si
on la
pousse
à
la limite, conduit
à
regarder
le
passage
de
R
à
*R comme
analogue aux
autres
constructions
de
la théorie des
nombres
(passages
de
N
à Z, de
Z
à Q, de R à C) :
c'est ce que
font
Henle
et
Kleinberg
dans leur excellent ouvrage introductif
à I'ans
f24),
sans doute en partie pour plaire au public mathématicien tel
qu'ils
le voient à l'époque où ils écrivent. Mais cette
analogie
n'est
pas
soutenable. Déjà, sur
le plan
technique, les instruments
de
« construction » ensembliste mis en
jeu
sont
sans
commune mesure
d'un
côté
et
de
l'autre,
et
la
dimension
linguistique
profonde
du
passage
au non-standard n'a pas
son
équivalent dans
les situations
classiques énumérées. Mais
surtout,
comme nous venons
de
le
dire,
la
corrélation effective
avec la viabilité d'un calcul manque
dans
le
cas
de
l'analyse
non
standard. Conformément
à
ce que nous
M) In L'analyse
non
standard. Recherches historiques et philosophiques (Strasbourg :
Irma,
1986),
7-16.
**) Infinitesimal Calculus (Cambridge : mit
Press,
1979).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
17/53
La tradition
de
l'infini 171
avions laissé
entendre à
la fin
de
la première section
de
cette étude,
c'est donc plutôt du côté
de
la
question
de
l'infini, et plus géné
ralement de celle du
statut
de
l'objectivité mathématique, qu'il
faut chercher
l'incidence de
la méthode
ou
du langage non stan
dard. Par rapport à la distinction que nous
avons posée
dans notre
reprise synthétique
du
débat
classique
sur le discours infinitésimal,
c'est la problématique
du
sens qui
doit
primer sur celle
du
calcul.
Mais sous quelle forme
chercher
le sens de
l'objectivité mathémat
iqueans le
cas d'une
mathématique contemporaine ? Et com
ment
prendre sa
mesure ? C'est à
ces questions que nous allons
maintenant proposer des
réponses
qui
cristallisent les choix théo
riques qui sont les
nôtres.
III - LE SENS FORMEL COMME
SENS
ÉTHIQUEMENT DÉTERMINÉ
Le
but
de cette section, formulé en termes de l'architecture
logique de
cet article,
est d'introduire
une
notion essentielle
pour
notre propos : celle de
sens-emploi ou
sens
formaliste, en fonction
de
laquelle se définissent le but et la méthode
de
notre lecture des
théories
ou
discours
mathématiques. Nous
approcherons
égale
ment
le concept
d'infini
éthique ou transcendance, plutôt quant
à sa provenance et à sa possibilité
que
quant à son contenu, si
l'on peut dire :
ce
concept
est appelé
à être le
thème
de
discussion
principal
de
la quatrième section. Cependant, nous
traiterions
mal notre lecteur en
faisant
comme s'il était
possible
de
l 'embar
querour ainsi dire
«
par surprise
» dans ce
genre de
considérations,
au cours d'une réflexion tout absorbée par
un
objet spécifique.
Il
est clair
que
le recours à de telles notions prend sa signification
à l'intérieur
d'une
problématique de philosophie des
mathémat
iques
ouvelle,
que
l'on
peut
baptiser
par
exemple
problémat
iqueéthiciste
».
La seule manière honnête de procéder est donc
de
présenter les deux
notions dont
nous avons
besoin
dans
le
cadre
d'un exposé, même
partiel,
même
peu
satisfaisant
de cette
problématique dans son
ensemble.
C'est ce
que
nous allons essayer
de faire.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
18/53
172
Jean-Michel
S
la nsк s
1 / Temporalisalion du malhématiser
A
cette
fin, nous
partirons
du
problème de
la temporalité propre
des
idéalités mathématiques,
problème
que
J.-T.
Desanti
a dégagé,
au fil de l'interrogation à
laquelle il
n'a
pas cessé
de soumettre
ces dernières, comme
le
nœud
de toutes
les difficultés. On peut
renvoyer, pour une élaboration explicite
de
ce
problème
et
l ind
ication
de son importance, à
l'ouvrage
La philosophie silencieuse (25)
en
général,
et
tout particulièrement à
l'article « Disparitions, struc
tures et
mobilité
». Mais la question
de
cette temporalité propre
est
aussi celle que
le
dernier Husserl
avait commencé de
prendre
en
charge, notamment
dans ce texte
crucial
qu'est
Y Origine de
la
géométrie
(2e).
Pour
notre part,
nous
la
reprenons sous une
forme
peut-être
déplacée
: au lieu de nous
demander
quel est le mystère
de
la succession «
objective
» des idéalités (fût-ce
pour
la renvoyer
à des opérations
subjectives), nous interrogeons, d'une
façon
qui
nous semble
plus
primitive, la temporalité du
mathématiser lui-
même, au
pôle « subjectif »
si l'on
veut, «
actif
»
préférerions-nous
dire.
L'énoncé de
la question
devient donc
pour nous
:
qu'est-ce
qui,
dans la
relation du mathématicien «
qui
arrive » avec une
mathématique déjà
là, caractérise
son
mode d'enchaînement
sur
les
discours
antérieurs comme
celui
d'un
mathématicien plutôt
que d'un artiste par
exemple,
ou d'un
représentant de
toute autre
confrérie douée
d'un
statut propre ? Prendre en charge cette
question revient encore pour nous à chercher
de
quelle
manière
le
«
nouveau
»
mathématicien est
« tenu »
par
la
mathématique
qui l'a précédé,
quelle
que
soit
la marge
de liberté
qu'il faudra
bien lui reconnaître
néanmoins,
quant aux
contenus
qu'il est sus
ceptible
de proposer.
Il nous semble
possible
d'apporter
un
él
ément de réponse à
la
question ainsi
formulée en
nommant les
trois rubriques
ou moments
qui
suivent,
en lesquels se décompose,
d'après
ce
que
nous
en
apercevons
avec
une
sorte
d'évidence
phé-
noménologico-pragmatique, le rapport
du
mathématicien
inchoatif
avec
la mathématique
antécédente :
a I le rapport à un intuitionné fondamental ;
b
/
le
rapport
à des
questions
léguées ;
с
I le rapport à un enseignement reçu.
(») Paris : Le Seuil, 1975.
(*) Paris : PUF, 1962.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
19/53
La
tradition
de V infini
173
Qu'il
soit bien clair,
avant
de commenter cette liste de manière
à
faire
comprendre ce
que
vise
chacun
de
ses items et l'agencement
qui
les lie, que, pour être opératoire, ladite liste doit pouvoir
rendre
compte de
l'attitude du
nouveau
mathématicien
à
l'égard
de
l'univers mathématique
le précédant
depuis
l'origine
et non pas
seulement au xxe siècle ou aux
Temps
modernes.
On peut d'emblée remarquer
que
chacun de ces moments se
rattache à une catégorie « illocutoire » : l'intuitionné du moment
a-/
est le fondement des assertions premières (du moins cette fonc
tion lui a été attribuée
par
toute
une
tradition
philosophique
et
épistémologique), le moment b / fait
intervenir l'acte
interrogatif,
et le
moment
с
\
nous
renvoie
à
la
dimension
prescriptive
de
l 'ense
ignement
(dont
la
forme
passive
«
reçu
»
est
l'indice
ou
la
trace),
pas
seulement
sans doute dans son aspect illocutoire, mais
aussi
dans
son
aspect perlocutoire (selon la
distinction
établie par
Austin).
Le repérage de ces
valeurs
anticipe à vrai dire sur
la
suite de
notre
analyse
de
ces moments. Les considérations particulières à
chacun
d'eux
qui
vont
suivre
devraient donc éclairer ce
qui
vient d'être
dit.
L'intuitionné fondamental,
en
principe, se résume au nombre
et à Y espace, bien
que
la difficulté à cerner le
réfèrent
soit
ici
à
son
comble, surtout
s'il
faut
tenir
compte
de
toutes les
époques,
des
Grecs
aussi
bien
que des formalistes contemporains. Cependant,
nous
croyons
pouvoir invoquer le consensus de
la
communauté
mathématique
pour dire tout
d'abord que
le nombre et
l'espace
sont en effet
un
titre convenable
pour
la
très
ancienne «
affaire
»
des mathématiciens,
et
pour
affirmer
ensuite
qu'aujourd'hui
encore
il y a un intuitionné du nombre
et
de
l'espace
qui est
en
un sens
reçu et partagé, et qui
joue un
rôle régulateur par rapport aux
théories
produites (cette seconde affirmation, visiblement, confirme
et complète
la
première) ; quelle
que
soit par ailleurs
la
probléma-
tisation extrêmement profonde
qui s'attache
au
concept
de
nombre
et
à celui
d'espace, il nous
paraît
également indéniable qu'à cer
tains
égards
c'est
toujours
du nombre et
de
l'espace
des Grecs
que
l'on s'occupe
aujourd'hui,
après plus de vingt siècles
d'élabo
rationmathématique. L'intuitionné fondamental
de
la mathémat
ique
'est
là sa caractéristique principale, est abordé
à
la
fois
comme familier
et
comme
mystérieux,
ce qui
permet
simultané
mente
contrôler les dispositifs
théoriques
produits
pour
en
rendre compte
(en
tant
qu'il
est familier) et
de
le thématiser
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
20/53
174 Jean-Michel Salanskis
comme
objet d'une
recherche, comme demandant à être dévoilé
plus
essentiellement
par
de nouveaux discours (en tant qu'il est
mystérieux). Il
est
certain
que le
statut
conféré
par
le
discours
kantien
au
nombre
et à
l'espace,
qui
met en
jeu
pour leur présen
tation philosophique
le
schématisme transcendantal et l'intuition
a priori respectivement, exprime assez parfaitement cette double
modalité du familier
et
du
mystérieux, comme nous avons
voulu
le
montrer ailleurs (27). Ajoutons que
le nombre et
l'espace, dans
ce statut, s'offrent
à
une détermination théorétique, qui prend la
forme
d'assertions
predicatives, comme le souligne justement Kant
dans
toute
la première
Critique, soit qu'il évoque
les
prédications
dont
l'espace
est a
priori l'objet dans l'intuition pure (touchant
son
ouverture
infinie
et
sa
«
dimension
»
au
sens moderne,
par
exemple), soit qu'il
évoque,
dans
la
méthodologie de
la
raison
pure, la façon dont on arrive à des prédications synthétiques en
passant par
la
construction de concepts.
Dans
une approche moderne,
l'intuition
du
nombre ou
de
l'espace
investira
une
axiomatique,
qui
prétendra
la
traduire
par
un
ensemble
de
« thèses ». Tout
ceci
reprend et précise le lien
de
notre
moment
a / avec l'assertion, la
prédication, la
connaissance
en tant que
comportement envers
un objet.
Les
questions
léguées
sont
d'une
manière générale les thèmes
de
recherche
que
le mathématicien trouve déjà là, qu'il n'a pas à
produire de
toutes
pièces
en
faisant
intervenir sa capacité
per
sonnelle d'émerveillement. Dans la
terminologie
moderne, on
parle
de
« conjectures »
ou
«
problèmes ouverts
»
; il s'agit
donc
de ques
tions dont
la
résolution est attendue, parce
qu'elles ont
été posées
par
un
auteur
célèbre
dans
le
contexte
contemporain ; mais il y
a
toujours eu, semble-t-il,
de
telles questions
(songer à
la quadra
tureu cercle
ou au problème de
la cycloïde). Tant qu'on
n'en
envisage
pas d'autres, le moment b / apparaît comme
complète
ment
ntramathématique,
les
questions sont
suscitées
et
trans
mises par les
mathématiciens,
et les noms propres
qui
les avalisent
viennent rappeler
cette
appartenance du
questionnement à
l'aire
mathématique, dont résulte une sorte
d'autarcie
quant à la fina
lisation
pour
l'activité mathématique.
Mais
il
est clair
que par
ailleurs sont noués
des
rapports
de discipline à discipline
qui
87) Dans
notre
thèse de doctorat
Le continu
et le
discret ;
voir aussi
ce
que dit
Jean
Petitot au sujet des mathématiques dans
Morphogenèses du
sens (Paris : pup, 1985).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
21/53
La
tradition
de
V
infini
175
induisent
une
autre
modalité du
moment b / :
cela fait
partie
de
la position
de mathématicien d'être disponible
pour
entendre
dans
le discours
de
la
science
exacte
des « questions
»,
et
de
les
regarder
comme relevant
de
sa
responsabilité.
On
a donc
un
second
principe de
finalisation, externe celui-là, auquel nous sommes
peut-être redevables
de
l'existence du calcul différentiel, et qui,
aujourd'hui,
commande les nombreux
développements
mathémat
iquesrticulés
sur la
mécanique quantique et
l'informatique
théorique.
Le troisième
moment de
notre liste
renvoie
aux notions de
maître et d'école, déjà
pertinentes
à l'époque grecque (28). Ce
moment
fondamental est celui par
lequel
un sujet est en général
intronisé
à
la
pure faculté d'émettre
des
mathématiques
:
c'est
le moment de
la fourniture du
cadre.
L'enseignement reçu
contient
ainsi
le
langage
spécifique de
l'activité
mathématique, c'est-à-
dire des
éléments
aussi essentiels
que
les méthodes reconnues
comme efficaces
(avant toutes
choses, explicitées) à
une
époque
donnée,
ou
qu'une carte
de
la
contrée de
l'objectivité mathémat
iqueen tant
que
cette dernière est verbalisée, plutôt qu'intui-
tionnée). Plus encore, et plus originairement, ce moment de l 'ense
ignement situe
le
mathématicien comme
tel à
partir
d'une
relation
singulière
à tous ces éléments, qui
s'établit dans
le commerce avec
un ou plusieurs maîtres singuliers. Le
style
particulier sous
les
auspices duquel l'ensemble du
cadre a
été
transmis
ne cesse jamais
de compter
mathématiquement, et pas seulement comme coloration
marginale de
la
mémoire : d'une certaine façon,
c'est
en tant
que
les
contenus
ont
été assimilés
dans ce
style
qu'ils
sont mémorisés,
et toute une manière personnelle de l'invention peut résulter de
conditions singulières d'assimilation, non pas au sens où le nouveau
mathématicien
« répéterait » mécaniquement les démarches et les
tics
de
ses maîtres, bien entendu, tnais au sens
d'une
élaboration
complexe
du
style
de
production
mathématique
à
partir
du
style
de l'enseignement où
l'on
a baigné (ainsi,
nous avons
entendu
Claude
Ghevalley, notre
maître,
dire
que les
œuvres de
sa géné
ration (la « bourbakiste
»)
avaient
été fortement motivées par le
rejet
critique des manuels de l'époque et de leurs auteurs ; et il
M) Pour un
survol où
il est
fait mention
de plusieurs écoles et de plusieurs discours
de disciples,
se référer
à Popper,
Conjectures et
réfutations
(Paris
:
Payot,
1985), 119-138
et 206-250.
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
22/53
176
Jean-Michel Salanskis
nous
plaignait,
non sans raisons,
de
disposer d'aussi bons maîtres
et
d'aussi
bons traités ).
La différence entre la
situation
avant et après
le
formalisme,
à
notre
avis,
peut
être
décrite
en termes
de la manière dont les
trois
moments sont
supposés
s'ordonner pour se
compénétrer. Ce
qui
se
modifie en effet, d'une époque
à l'autre,
ce
sont
les
rapports
de dépendance
entre ces moments ; nous entendons par là, selon
la
terminologie utilisée par K. Mulligan et B. Smith
dans
Parts
and
Moments (29), qui
eux-mêmes
reprennent
et approfondissent
les
notions
mises en avant par Husserl dans la troisième recherche
logique,
ce type
de
rapport
entre l'entité
В et
l'entité
A
qui
consiste
en ce que
В
ne
peut se présenter
sans que
A
ne
se présente :
la
présentation
de
A
est
nécessaire à
celle de
B.
Dans
le
cas
où
un
tel rapport
de
dépendance
est unilatéral (où la présentation
de
В
n'est pas de son côté nécessaire à celle de A),
nous
parlons
d'une
relation de fondement
et
disons
que В
est
fondé sur
A. Comme
on
le
voit,
le
type
de hiérarchie
ainsi dégagé est logique,
mais
avec
une référence aux modalités ontiques
dans la logique
mise en
jeu.
Nous nous intéressons
quant
à nous, non pas
d'abord
aux
relations
de
ce
type dont
on
pourrait
montrer
(au niveau
d'une
psychologie)
qu'elles sont objectivement attestées, mais, comme
nous
le disions plus haut, à celles
qui
sont
« supposées » avoir
cours,
c'est-à-dire
à
la façon dont on
se
représente
couramment
la hiérarchie
de
ces
moments
dans le milieu
mathématique.
Cela
dit, c'est
le propre
du
monde
mathématique
d'être
en
partie dirigé
par ces représentations, et il en résulte éventuellement (et même
très probablement : nous
y
reviendrons) une certaine vérité
de
la
structure.
Dans la
conception préformaliste donc, le moment a /
est premier, le
sujet
mathématisant est
d'abord «
face à
face »
avec l'intuitionné
fondamental,
avec
le
nombre et l'espace
;
il
hérite des questions léguées lorsqu'il
s'oriente
d'une façon
ou
d'une
autre vers
cet
intuitionné, reprenant
à
son
compte une
inter
rogation
au
sujet
de
celui-ci, et
cela, il
ne
le peut
que pour
autant
que
le moment
a / est présupposé, peut-être même
l'orientation
de son questionnement
prolonge-t-elle la qualité
particulière de
son intuition ; enfin, l'enseignement
reçu
sera mobilisé principal
ementun
niveau instrumental,
celui
des méthodes qu'il recèle
8e) (Munich
:
Philosophia Verlag, 1982)
;
voir notamment l'article introductif
:
Pieces of a Theory, par В.
Smith
et K. Mulligan (p. 15-91).
-
8/16/2019 Salanskis Non Standard
23/53
La
tradition de
l'infini
177
(ou bien, dans un
registre plus
noble, les idées qu'on peut
y
puiser),
une telle mobilisation, à
nouveau,
n'ayant
de
sens
que
si une
ques
tion
au moins est posée,
la
nature
du
langage et des
connaissances
invoquées
dépendant,
dans la
mesure
où leur invocation
est per
t inente
de
l'orientation questionnante acquise avec le moment
b /.
Dans la
conception formaliste, on lit le scénario idéal de l'acti
vité
mathématique dans
l'autre
sens. L'enseignement
reçu est
premier, directement en tant qu'il transmet le
cadre
de référence
linguistique :
dans ce
cadre
sont rencontrées les questions
léguées,
qui
n'exerceraient
aucun questionnement « avant » ou
indépe
ndamment
de
ce contexte du discours
transmis
; le moment b /
est donc fondé
sur
le moment
с
/.
Quant
à
la
confrontation
naïve
avec
l'intuitionné,
il
n'y
en
a
plus,
du moins
pas
sur
le
mode
articulé,
tranché
qui
pourrait favoriser l'émergence
d'une
question.
Bien
plutôt,
la
relation avec cet intuitionné fondamental est à certains
égards pensée comme le
troisième
et le
dernier
de nos moments,
l'intuition étant véritablement une
intuition
qui
voit
seulement
après un
premier
tour démonstratif, un effort d'élaboration des
questions léguées
selon
l'enseignement reçu ;
comme
si le fait de
parler, d'écrire au sens si particulier
de
l'écriture formelle était
le seul événement susceptible de dessiller les yeux, d'entamer
l 'opa
cité
riginaire de l'intuitionné
(la
métaphore
psychanalytique,
et
plus antérieurement l'allusion au mythe
d'Œdipe
et à
l'interroga
tione
Tirésias par ce
dernier, bien
qu'étrangères
à
l'environne
ment
onceptuel de
cet article, ne viennent pas
ici
par hasard ou
malencontreusement :
elles
situent assez justement, bien
que
par
tiellement ce dont il
s'agit).
On se représente donc l'intuition du
moment a f comme quelque chose qui ne
peut se présenter
que
si
les moments
с
/ et b /
se
présentent eux-mêmes ou, si
l'on préfère,
«
opèrent
». Il apparaît
donc
que la mutation formaliste
fait subir
au
modèle de
la relation du discours mathématique avec ce
qui
le
précède
un
complet
renversement
:
au
lieu
que
le
moment
с
/
se
fonde sur
le moment b / qui lui-même se
fonde sur
le moment a
/,
c'est
le moment
с j qui
fait fonction de socle, et
les
moments
a /
et
b
I se rattachent à lui comme à leur fondement, le moment a /
perdant toute autonomie au point de se fonder
sur с
/ à travers b j.
Il
est bien clair
que l'élément
décisif de
ce
renversement consiste
à identifier ce
qui
précède le discours du mathématicien, ce
qui
le précède
« prioritairement » en quelque sorte,
non plus
comme
son
objet
intuitionné,
mais comme la
leçon
et
le
langage reçus.
-
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La tradition de V
infini
179
pur
au sens kantien, mais
il
faut redouter tout rabattement de ce
registre sur des
interprétations
spécifiques et
datées, quelle que
soit leur importance pour nous.
Pour
cette
raison, il
sera
peut-être
prudent de donner
deux
repères
qui
situeront
suffisamment
ledit
registre éthique pour
la
suite de
cet article
:
1 / Ce registre est
celui
au sein
duquel
on accède au concept
d'une
maxime
absolument
juste, c'est-à-dire non fondée
dans
l'être,
en
aucune
manière
justifiée par ce
que
sont
le
cosmos, la coutume
ou
l'âme
humaine, en résumé par ce
que
Wittgenstein
dans
sa
« Conférence
sur
l'éthique »
(80) appelle un
«
modèle prédéterminé
».
2
/
Ce registre est encore celui
au sein duquel ce n'est pas
l'objet, mais
autrui
qui
prévaut. Le sujet n'y est pas pris comme en
rapport
avec
des choses
dont
il
tâche
de
se
servir
ou
qu'il
prétend
connaître, comme dans les registres pragmatiques
et théoriques
respectivement, mais
avec
l'autre homme ;
et,
de
ce rapport, ne
peuvent
guère
surgir qu'une demande, une limitation,
un
comman
dementdont
le
sujet
sera le destinataire.
En complément à cette amorce
de
présentation du thème phi
losophique
du
registre éthique, sur
lequel
nous fondons
notre
approche originale des mathématiques, notamment contemporaines,
faisons deux observations.
Premièrement,
le
concept d'une maxime
non
fondée
dans
l'être
est un concept paradoxal,
comme
le souligne
d'ailleurs
Wittgenstein
dans
le
texte
mentionné plus
haut, en
raison
du caractère absolu
ment
nglobant,
pour
qui
la suit
sans
résistance comme elle signifie,
de
la
pensée de l'Etre. C'est pourquoi, il n'est pas
possible
de
s'attacher rigoureusement à ce concept sans dégager un concept
particulier de l'Infini, l'Infini étant
en l'occurrence
le nom de
ce
paradoxe,
paradoxe
d'un « ce » qui
est
supposé absolument
obli
geant et totalement déconnecté de l'être tout à
la
fois
:
«
ce » serait
Dieu
dans
un
discours théologique, mais
cette
désignation
n'est
pas satisfaisante si l'on
voit,
comme
c'est
le
cas dans
toute
une
tradition, Dieu comme l'Etre suprême,
elle
ne s'accorde pas avec
cet
étrange et
difficile
concept de l'Infini
éthique sur lequel nous
reviendrons plus loin, et qui fait partie, indissolublement, du
registre
éthique.
Deuxièmement, nous connaissons une sorte de moyen terme
M)
In
Leçons et conversations (Paris : Gallimard, 1971), 141-155.
-
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