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32 33 D ans les années 1910, la Com- pañía trasatlántica española, née en 1881, est en pleine expansion. Pour sa ligne phare, la Ruta de la plata (Route de l’argent) qui relie la côte cantabrique au Mexique et à Cuba, elle commande deux paquebots, l’Alfonso- XIII au chantier basque de Sestao et le Cris- tobal Colon au chantier galicien d’El Ferrol. L’historien maritime Rafael González Etche- garay présente ces bâtiments comme « des navires esthétiquement magnifiques, tech- niquement parfaits et très solides ». Mis sur cale en 1916, le Cristobal Colon n’est livré qu’en 1923 en raison d’une construction chaotique liée en grande par- tie aux difficultés d’approvisionnement dues à la Première Guerre mondiale. Lors de ses essais, « El Colon » atteint 19,5 nœuds et son luxe n’a rien à envier à celui de ses concurrents français de la Compagnie générale transatlantique. Il peut embarquer jusqu’à deux mille passagers. Cependant, six ans après son lancement, la crise de 1929 touche de plein fouet la compagnie espagnole, qui doit supprimer en 1930 sa ligne avec les Philippines et deux ans plus tard celle avec l’Argentine. La liaison entre la côte cantabrique et l’Amé- rique centrale résiste au marasme en dépit de l’agitation politique, prémices de la guerre civile. En 1936, la flotte de la Com- pañía trasatlántica española compte quinze navires. Elle a achevé sa modernisation quelques années plus tôt avec une série de trois liners : le Juan Sebastián Elcano, le Mar- qués de Comillas et le Magallanes. LE CRISTOBAL COLON EST à VERACRUZ QUAND éCLATE LA GUERRE D’ESPAGNE Le 18 juillet 1936, date du soulèvement militaire contre la République espagnole, le Cristobal Colon, en provenance de Bil- bao, vient d’arriver à Veracruz. Il quitte comme prévu le port mexicain pour La Havane, avant de faire escale à New York, d’où il appareille le 25 juillet à des- tination de Vigo avec quatre cent quatre- vingt-neuf passagers. Au même moment, le Magallanes quitte La Corogne, malgré la prise du port galicien par les rebelles – on ne les appelle pas encore « franquistes » –, avec mission d’aller charger des armes au Mexique pour le compte du gouverne- ment légal. Alors que la guerre embrase le pays, le gouvernement républicain donne l’ordre au commandant du Cristobal Colon, Eduardo Fano de Oyarbide, de se dérouter sur Southampton en raison de la prise de contrôle de Vigo par les putchistes. Le 25 octobre 1936, le paquebot Cristobal Colon s’échoue au Nord des Bermudes. Que faisait là le navire amiral de la Compañía trasatlántica española, en pleine guerre civile espagnole ? Les derniers mois de cet élégant liner sont dignes d’un roman d’aventures maritimes sur fond d’intrigues politiques. Ci-dessus : affiche de la Compañía trasatlántica  española, armateur du paquebot. Page précédente : deux soudeurs s’affairent   sur la coque du Cristobal Colon à New York.  C’est de ce port que le liner va appareiller   pour l’Espagne le 25 juillet 1936. L’ODYSSÉE DU C ristobal C olon par Hubert Chémereau

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Page 1: Le 25 octobre 1936, le paquebot s’échoue au Nord des ...³n.pdf · 32. 33. D. ans les années 1910, la Com-pañía trasatlántica española, née en 1881, est en pleine expansion

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Dans les années 1910, la Com-pañía trasatlántica española, née en 1881, est en pleine expansion. Pour sa ligne phare, la Ruta de la plata (Route de l’argent) qui relie

la côte cantabrique au Mexique et à Cuba, elle commande deux paquebots, l’Alfonso-XIII au chantier basque de Sestao et le Cris-tobal Colon au chantier galicien d’El Ferrol. L’historien maritime Rafael González Etche-garay présente ces bâtiments comme « des navires esthétiquement magnifiques, tech-niquement parfaits et très solides ».

Mis sur cale en 1916, le Cristobal Colon n’est livré qu’en 1923 en raison d’une construction chaotique liée en grande par-tie aux difficultés d’approvisionnement dues à la Première Guerre mondiale. Lors de ses essais, « El Colon » atteint 19,5 nœuds et son luxe n’a rien à envier à celui de ses concurrents français de la Compagnie générale transatlantique. Il peut embarquer jusqu’à deux mille passagers.

Cependant, six ans après son lancement, la crise de 1929 touche de plein fouet la compagnie espagnole, qui doit supprimer en 1930 sa ligne avec les Philippines et deux ans plus tard celle avec l’Argentine. La

liaison entre la côte cantabrique et l’Amé-rique centrale résiste au marasme en dépit de l’agitation politique, prémices de la guerre civile. En 1936, la flotte de la Com-

pañía trasatlántica española compte quinze navires. Elle a achevé sa modernisation quelques années plus tôt avec une série de trois liners : le Juan Sebastián Elcano, le Mar-qués de Comillas et le Magallanes.

Le Cristobal Colon est à Veracruz

quand écLate La guerre d’espagne

Le 18 juillet 1936, date du soulèvement militaire contre la République espagnole, le Cristobal Colon, en provenance de Bil-bao, vient d’arriver à Veracruz. Il quitte comme prévu le port mexicain pour La Havane, avant de faire escale à New York, d’où il appareille le 25 juillet à des-tination de Vigo avec quatre cent quatre-vingt-neuf passagers. Au même moment, le Magallanes quitte La Corogne, malgré la prise du port galicien par les rebelles – on ne les appelle pas encore « franquistes » –, avec mission d’aller charger des armes au Mexique pour le compte du gouverne-ment légal. Alors que la guerre embrase le pays, le gouvernement républicain donne l’ordre au commandant du Cristobal Colon, Eduardo Fano de Oyarbide, de se dérouter sur Southampton en raison de la prise de contrôle de Vigo par les putchistes.

Le 25 octobre 1936, le paquebot Cristobal Colon s’échoue au Nord des Bermudes. Que faisait là le navire amiral de la Compañía trasatlántica española, en pleine

guerre civile espagnole ? Les derniers mois de cet élégant liner sont dignes d’un roman d’aventures maritimes sur fond d’intrigues politiques.

Ci-dessus : affiche de la Compañía trasatlántica española, armateur du paquebot.

Page précédente : deux soudeurs s’affairent  sur la coque du Cristobal Colon à New York. C’est de ce port que le liner va appareiller  

pour l’Espagne le 25 juillet 1936.

L’ODYSSÉE DUCristobal Colonpar Hubert Chémereau

Page 2: Le 25 octobre 1936, le paquebot s’échoue au Nord des ...³n.pdf · 32. 33. D. ans les années 1910, la Com-pañía trasatlántica española, née en 1881, est en pleine expansion

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Le 3 août, le paquebot mouille à l’entrée de l’estuaire, dans l’attente de l’autorisation d’accoster à Southampton. Mais les autorités britanniques ne permettent pas le débarque-ment des passagers car la situation juridique du navire est des plus confuses. Au nom de « l’intérêt public », le gouvernement espa-gnol a pris le contrôle provisoire de la com-pagnie et ordonné, par télégramme, de faire désigner par les officiers un commandant de confiance loyal à la République. Les respon-sables du navire sont maintenus à leur poste, mais des tensions politiques grandis-sent au sein de l’équipage. Finalement, Madrid ordonne au commandant de faire route sur Le Havre. Le liner arrive dans ce port le 5 août et les passagers qui le souhai-tent peuvent y débarquer.

Selon le quotidien Ouest-Éclair, il semble que le déroutement du Cristobal Colon sur le port normand soit dû à la présence à bord du dramaturge Cipriano Rivas-Cherif, beau-frère du président de la République espagnole, Manuel Azaña. Le gouverne-ment légal aurait craint que le navire ne soit détourné par des rebelles désireux de prendre en otage ce passager de marque. Ce dernier ayant pris le train pour Barcelone, plus rien ne s’oppose désormais au départ du Cristobal Colon, qui a lieu dans la mati-née du 12 août.

Que s’est-il passé ensuite ? Pourquoi le paquebot s’est-il arrêté à Saint-Nazaire ? Les versions diffèrent entre la presse locale, les rapports du préfet de Loire-Inférieure ou la presse espagnole.

Selon les sources françaises, le 13 août à 1 heure du matin, alors que le navire est au large de Brest, le commandant a reçu l’ordre de son gouvernement de se rendre dans un port de Méditerranée en raison du blocus de Bilbao. À 4 h 30, d’après le préfet de Loire-Inférieure, alors que le paquebot croise au Sud de Belle-Île, Madrid l’avertit que le croi-seur Almirante Cervera, aux mains des rebelles, s’est lancé à sa recherche. Pour échapper à ce danger d’arraisonnement, et dans l’espoir de pouvoir y charbonner, le commandant décide de faire escale à Saint-Nazaire. Le Cris-tobal Colon arrive dans l’estuaire à 15 heures et mouille dans l’attente d’instructions.

Comme le paquebot arbore le pavillon de demande d’assistance sanitaire, la vedette du pilotage dépêche à bord l’officier de santé

ainsi que le commissaire et un inspecteur de police. Dans la foulée, le sous-préfet, le consul de Cuba et le vice-consul d’Espagne gravissent à leur tour l’échelle de coupée. Dans la soirée, le commandant et quelques membres d’équipage sont conduits à terre pour assurer le ravitaillement du navire. Par la suite, le sous-préfet signalera dans son rap-port que « l’équipage est divisé en deux clans : l’un favorable aux rebelles, l’autre, numériquement plus important, fidèle au gouvernement de Front populaire ».

chargement d’armes très discret

sous Le contrôLe du comité d’équipage

La version des archives espagnoles est bien différente : Madrid aurait dérouté le Cristobal Colon sur Saint-Nazaire pour y charger des armes. L’opération devant se faire dans la plus grande discrétion, on comprend que la presse locale, ni la préfec-ture n’en aient fait mention. D’autant que les autorités espagnoles ne voulaient sans doute pas embarrasser le gouvernement Blum, ni compromettre l’arrivée du Cristo-bal Colon dans un port espagnol.

Le 18 août, après les formalités d’usage, le paquebot rentre au port. Il s’amarre provisoi-rement au quai du Commerce près de la darse des transatlantiques, avant d’être posté quai Demange. On compte alors à bord deux cent soixante et un marins et trois cent qua-rante-quatre passagers, dont une majorité d’Espagnols, mais aussi une vingtaine de Mexicains, quelques Américains, Britan-niques et Portugais. Après vérification des passeports, chacun est autorisé à quitter le navire pour prendre le train d’Espagne.

Les marins restent à bord, mais les tensions sont vives. Acquis au Frente popular, le « comité d’équipage » récemment élu est com-posé de trois matelots de pont, trois chauf-feurs et trois garçons de salle. Les officiers sont plus partagés, une minorité d’entre eux affichant une attitude attentiste et quelques-uns avouant un penchant pour les forces putschistes. Dans cette ambiance explosive, le commandant semble garder le respect de l’équipage pour sa neutralité et sa loyauté à l’égard du gouvernement républicain. En tout cas, si l’on en croit le rapport du préfet, « l’ordre et la propreté règnent à bord, et aucun passager ne s’est plaint de quoi que ce soit ». Le fonctionnaire ajoute que les officiers paraissent être obéis normalement.

Toutefois, Le Travailleur de l’Ouest, organe de la sfio (Section française de l’internatio-nale socialiste), présente les officiers du Cristobal Colon sous un tout autre jour : « C’est en plein Atlantique que l’équipage apprit ceci : le capitaine avait reçu un mes-sage radio l’informant que des croiseurs rebelles l’attendaient au passage et… il l’avait mis dans sa poche, d’accord avec son état-major complice du mauvais coup ». L’équipage se serait alors soulevé au cri de « Vive la République ! ». Et Le Travailleur de l’Ouest de poursuivre : « Un comité de bord est nommé et les officiers parjures à leur pavillon sont mis en demeure d’obliquer immédiatement vers un port français ».

Cette tension politique est confirmée par la presse nazairienne, qui évoque des dissen-sions entre une partie des passagers et l’équi-page ouvertement hostile aux putschistes. « Les passagers semblent las, constate le reporter de Ouest-Éclair ; la plupart ont les

Ci-dessus : le 16 mai 1929, le croiseur Almirante Cervera entre à La Havane avec une délégation espagnole venue assister à la prise  

de fonction de Gerardo Machado, qui vient d’obtenir du parlement de Cuba la prolongation de son mandat de président de la République. Sept ans plus tard, ce croiseur, passé aux mains des rebelles, pourchassera le Cristobal Colon 

dont l’équipage est resté fidèle  au gouvernement républicain.

Ci-contre : le 18 août 1936, le Cristobal Colon en manœuvre d’accostage dans le port  

de Saint-Nazaire.  Ci-dessous : lithographie de Joan Miró réalisée  en vue de l’édition d’un timbre vendu au profit 

des républicains espagnols. Page suivante : février 1936, campagne 

d’affichage en faveur du Frente popular conduit par Manuel Azaña, futur président  

de la République espagnole.

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Equateur

Cercle polaire antartique

Tropique du Capricorne

Tropique du Cancer

Cercle polaire arctique

Bilbao

Saint-NazaireLe HavreSouthampton

Cardiff

Santander

Bermudes

New York

La HavaneVeracruz

OCÉAN ATLANTIQUE

Ci-contre : le Cristobal Colon à New York.Ci-dessus : azulejo apposé sur un ancien marché de 

Santander, faisant la réclame de la Compañía trasatlántica, qui assure, au départ de ce port, un voyage mensuel  

à destination de La Havane et de Veracruz, et un autre  à destination de Montevideo et de Buenos Aires.

Ci-dessous à gauche : poster de la Southern Railway montrant l’Empress of Britain sortant de Southampton.

Ci-dessous à droite : le Cristobal Colon à Tampico, l’une de ses escales mexicaines.

En bas : La route du paquebot entre juillet et octobre 1936.

traits tirés. Bien peu ont pu dormir la nuit dernière, au cours de laquelle chacun guet-tait anxieusement la silhouette du croiseur naviguant tous feux éteints à la poursuite du Cristobal Colon. » Un journaliste s’étonne de découvrir, dans un tel climat, au milieu du grand hall, une jeune femme chantant un tango… Mais cette insouciance inhérente à la vie sur un paquebot luxueux va s’évaporer rapidement quand les passagers découvri-ront dans la presse que la guerre civile, qui touche maintenant toute l’Espagne, prend des formes de plus en plus cruelles.

coup de feu

dans Le Vieux saint-nazaire

Les autorités sont embarrassées par la pré-sence du paquebot espagnol et tout particu-lièrement par l’ambiance révolutionnaire qui règne au sein de l’équipage. La réaction de la population nazairienne est tout autre.

« J’avais douze ans alors, raconte Paul Chéneau, et je me souviens bien du Cristo-bal Colon dans le port de Saint-Nazaire. Il a fait une fausse manœuvre et a heurté par l’arrière un autre navire. Il y avait aussi dans le port des bateaux de pêche basques du port de Pasajes, qui avaient fui l’avancée des franquistes. Je vois encore les marins avec le poing levé sur le Cristobal Colon. Il y avait de l’effervescence car on était en plein Front populaire et de nombreux Nazairiens venaient soutenir les républi-cains espagnols. À la fin d’un défilé en ville, les ouvriers nazairiens se sont retrouvés devant le bassin. Ils chantaient L’Internatio-nale et les marins du paquebot s’y sont mis aussi. Il y avait une sacrée ambiance ! »

Le grand journal catalan La Vanguardia rapporte aussi que tous les jours, des dizaines d’embarcations venaient entourer le Colon pour manifester à son équipage « les plus spontanées démonstrations de soutien ». La solidarité des gens de mer est aussi au rendez-vous avec les pêcheurs nazairiens, qui signalent aux marins espa-gnols les navires suspects rôdant au large. Car les bâtiments de guerre aux mains des franquistes n’hésitent pas à porter leurs actions loin de leurs bases.

L’impression de malaise ressentie par la presse locale est bientôt confirmée par une violente altercation entre des membres d’équipage et un journaliste espagnol, pas-sager du paquebot. Valentin de Mollinedo, qui travaille à New York pour l’Editors Press, est soupçonné de sympathie puts-chiste en raison de sa grande proximité

avec le commandant. Pour cette raison, le comité d’équipage l’a consigné à bord, lui intimant de ne pas communiquer avec ses confrères nazairiens. Mais le 24 août, il tente de forcer le passage à la coupée. Dans la bousculade il roule au pied de l’échelle, entraînant dans sa chute un matelot qui voulait le maîtriser. Tout en menaçant ses poursuivants d’un revolver, il court le long du quai pour tenter de les semer dans les ruelles du Vieux Saint-Nazaire. Devant le pont roulant, il tire en l’air pour les intimi-der. Les coups de feu alertent un agent en faction, qui parvient à le ceinturer, croyant avoir affaire à un dangereux malfaiteur.

Conduit au commissariat sous bonne garde, l’homme apeuré se plaint d’être retenu prisonnier à bord du paquebot. Il

Saint-Nazaire montent à bord pour remettre à l’équipage un bouquet d’œillets rouges avec une carte portant la mention : « Aux camarades du Cristobal Colon, le parti sfio de Saint-Nazaire ».

Le 29 août, le préfet envoie une note à la Direction de la sécurité nationale signalant : « Le Cristobal Colon a quitté Saint-Nazaire, aujourd’hui à 2 heures du matin, faisant route sur Santander ». Saluant ce départ, Le Travailleur de l’Ouest n’hésite pas à titrer : « Les marins républicains du Cristobal Colon s’en vont vers la mort ». Le navire doit en effet passer entre les mailles du filet que lui tendent les putschistes. Alors que le liner s’éloigne de la Bretagne, des pêcheurs signa-lent à l’équipage que plusieurs bâtiments ennemis croisent au large de Belle-Île. De

Vue de la darse des paquebots à Saint-Nazaire, dans les années trente.

La route du Cristobal Colon

veut récupérer ses bagages et rentrer à New York par le premier bateau, ayant renoncé à aller voir sa famille dans un pays en guerre. Dans l’attente de son jugement pour port d’arme prohibée et coups de feu sur la voie publique, il est conduit à la prison de la ville. Finalement, les juges le feront libérer le jour du départ du Cristobal Colon, comme si le danger s’éloignait avec le paquebot.

Après avoir fait le plein de charbon – et d’armes –, le Cristobal Colon attend le moment propice pour gagner un port espa-gnol fidèle à la République. Deux cents passagers sont restés à bord pour gagner l’Espagne. Le soir du départ, plusieurs femmes représentant le Front populaire de

son côté, le télégraphiste du paquebot capte le message d’un navire rebelle prévenant le croiseur Almirante Cervera : « Nous l’avons localisé à 5 h 30 ». Face à cette menace, le commandant ordonne de pousser les machines au maximum. Le Cristobal Colon atteint la vitesse de 20 nœuds, ce qui lui per-met de distancer ses assaillants.

Alertées de l’arrivée imminente du paquebot, les autorités de Santander envoient un avion en reconnaissance. Recherches qui vont s’avérer vaines en rai-son d’une très forte nébulosité. C’est fina-lement la puissante vedette Marinel ii qui va découvrir dans la brume la silhouette du navire aux approches du Cabo Ajo.

Page 4: Le 25 octobre 1936, le paquebot s’échoue au Nord des ...³n.pdf · 32. 33. D. ans les années 1910, la Com-pañía trasatlántica española, née en 1881, est en pleine expansion

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Le soir du 30 août, l’arrivée du Cristobal Colon à Santander est saluée par les sirènes des navires et les klaxons des automobiles. L’accueil au quai Maliaño est extraordi-naire, car la présence de ce paquebot pres-tigieux est vécue comme une victoire sur les forces navales rebelles qui exercent un dur blocus sur le port cantabre. L’esprit transatlantique avec son insouciance est de retour pour quelques heures sur le Cris-tobal Colon : le commandant donne une réception en l’honneur des passagers et des autorités locales. Un an plus tard, le 26 août 1937, Santander tombera aux mains des franquistes.

Après le débarquement des derniers pas-sagers, une nouvelle mission est confiée au Cristobal Colon. Il s’agit cette fois d’aller au Mexique charger des marchandises diverses – certaines sources précisent qu’il s’agirait encore d’armes. Le 25 septembre, le paquebot quitte Santander escorté par plusieurs unités de la marine gouvernementale. Avant de traverser l’Atlantique, le liner doit charbonner à Cardiff. Le port gal-lois est encore une escale régulière pour l’approvi-sionnement en welsh coal. Pour tromper les navires f r a n q u i s t e s , l e paquebot, rebaptisé Bristol Canal, navigue maintenant sous les cou-leurs de la Compagnie générale transatlantique. Le subterfuge fonctionne bien et le liner arrive sans encombre à Cardiff. Le port gallois vit alors un profond marasme économique depuis la crise de 1929. Le chômage touche de plein fouet les doc-kers, pour qui l’arrivée d’un paquebot est une opportunité à saisir. À la même époque, les affrontements entre les com-munistes et les activistes de l’Union bri-tannique des fascistes, parti fondé par Oswald Mosley, sont monnaie courante sur les docks de Cardiff.

C’est dans ce contexte très troublé, que le Cristobal Colon – alias Bristol Canal – arrive au pays de Galles. Et pour ajouter à la confusion, le commandant et la majo-rité des officiers du navire profitent de cette escale pour déserter le bord. Madrid dépêche un nouveau commandant, Cres-cencio Navarro Delgado, et s’assure de la

fidélité des cent soixante-dix hommes d’équipage. Le 16 octobre, le liner peut enfin appareiller, sans chargement ni pas-sagers, pour le Mexique.

Le fLeuron de La compañía

trasatLántica s’éVentre aux Bermudes

Mais le Cristobal Colon ne touchera jamais le Mexique. Son odyssée s’achève tragique-ment le 25 octobre. Ce jour-là, filant à 15 nœuds, sa coque se déchire sur un récif corallien de l’archipel des Bermudes. Dans l’obscurité, le paquebot a dévié de sa route quand les hommes de la passerelle ont aperçu un feu qu’ils ont pris pour celui de la balise de North Rock alors que cette dernière était hors service depuis une semaine. Le commandant expliquera plus tard qu’il

HMS Dragon, de la Royal Navy, présent sur les lieux, ne sera guère plus utile. Devant la montée des eaux dans les machines, l’équipage doit quitter le paquebot. Les négociations avec une compagnie de sau-vetage américaine – qui demande 50 000 dollars en cas de réussite – traînent en longueur. Le 7 novembre, le comman-dant envoie à Madrid un télégramme en forme de SOS. Il évoque les fortes probabi-lités de perte du navire si aucune décision n’est prise rapidement. Mais en Espagne, la guerre civile occupe tous les esprits.

Tel un bateau fantôme, le Cristobal Colon semble abandonné à son triste sort. Et cer-tains Bermudiens ne résisteront pas à la tentation de piller le navire, qui est très proche de la côte. Encore de nos jours, il n’est pas rare de découvrir dans les demeures des Bermudes du mobilier et de

l’argenterie aux armes de la Compañía trasatlántica. L’équipage est lui aussi

délaissé par son pays. Pour se dédommager de leur entre-

tien, les autorités des Bermudes n’hésitent pas à mettre ces hommes au travail, en les associant à la construction d’une route et à la restauration d’un fort.

Le jour de Noël 1937, ces marins

embarquent enfin pour l’Europe sur La

Reina del Pacifico, fleuron de la Pacific Steam Naviga-

tion Company. Ils débarquent à l’escale de La Pallice. Que sont devenus ces hommes dévoués à la République espa-gnole ? Selon certaines sources, plusieurs d’entre eux auraient été exécutés par les franquistes à leur retour en Espagne. Quant à l’épave du Cristobal Colon, en 1940 elle servira de cible à l’US Air Force. Néanmoins ce qu’il reste du grand paque-bot demeure encore de nos jours la plus importante épave de l’archipel des Ber-mudes, un site particulièrement prisé des amateurs de plongée sous-marine. n

Remerciements : ce travail de recherche a pu être mené à bien des deux côtés de l’Atlantique grâce à l’aide précieuse de l’historien maritime John Maxtone-Graham à New York, de l’écrivain Gareth Miles et du journaliste Gwyn Griffiths à Cardiff, de l’universitaire Silvia Aymerich à Barcelone et d’un réseau de passionnés à Santander.

Ci-dessus : le port de Cardiff, où le paquebot, rebaptisé Bristol Canal, est allé charbonner 

avant de traverser l’Atlantique.Page précédente : les deux chaudières  

du Cristobal Colon naufragé aux Bermudes le 25 octobre 1936.

s’était rapproché des Bermudes pour tester ses instruments de navigation. Ce sinistre est d’autant plus durement ressenti par l’équipage que la Compañía trasatlántica n’a jamais perdu de paquebot et a la réputation d’être l’une des compagnies les plus sûres.

Les opérations de sauvetage effectuées avec des remorqueurs de puissance insuffi-sante se révèlent inefficaces. Le croiseur