natacha pilorge
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NATACHA PILORGE
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Ce roman est présenté en autoédition.
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ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le
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L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Nom de l’ouvrage : L’ancre de nos cœurs.
Auteur : Natacha Pilorge
Dépôt légal : avril 2021
Graphiste : Dragonfly Design ɛǐɜ
Correction : Cécile Caille, Help Correction
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Clémence
18 ans plus tôt.
— Combien de temps allons-nous devoir rester
enfermés dans notre propre maison ?
Maman est désemparée, elle ne cesse de regarder
entre les volets, de tourner en rond et de se prendre la tête
dans les mains. L’agent de police lui répète la même
rengaine depuis que le jour s’est levé et il commence à
perdre patience.
— Madame Brégou, l’affaire est sérieuse, et les
menaces sont réelles. Votre ex-mari nous a bien fait
comprendre qu’il n’accepterait pas la décision du
tribunal et qu’il ferait tout pour récupérer ses enfants.
Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il souhaite les
enlever. Étant donné ce qui a été révélé devant le juge par
le pédopsychiatre, nous ne voulons prendre aucun
risque.
— Mon Dieu ! Mais que va penser le voisinage ?
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Elle caresse les cheveux de Sacha, mon petit frère, en
se lamentant. Du haut de mes six ans, je comprends
exactement ce qu’il se passe. Je suis fautive et j’ai peur des
conséquences de mes mots. Mais cela ne pouvait plus
durer, j’étais terrifiée. Mon corps a dit : « Stop ! ». Mon
esprit a buggé et j’ai tout raconté à ma grand-mère. Ma
pauvre Mamie Crêpes, pour qui le choc a été tel que les
pompiers ont dû l’emmener dans leur camion rouge. J’ai
beaucoup pleuré. Plus encore que lorsque j’allais chez
mon père et qu’il buvait tellement qu’il oubliait que mon
petit frère et moi étions présents, enfermés à double tour
dans notre chambre.
Je pense à Mathéo, mon voisin et meilleur ami, à qui
j’ai promis de confier ma boîte à trésors pour qu’il la
complète durant son week-end en famille. Il va
s’inquiéter de ne pas me voir. Nous nous sommes
rencontrés lorsque ma mère, Sacha et moi avons
emménagé en catastrophe à Saint-Malo, il y a deux ans.
J’ai des copines. Plein. Je fais de la danse et je souris. Lui,
il est solitaire et reste dans sa maison, la plupart du
temps. Il ne voit personne d’autre que moi. Il m’écoute,
me console et me fait rire. Mat est tout le contraire de ce
qu’il laisse paraître, et c’est pour ça que je l’aime.
Nous avons été sur le qui-vive toute la journée et
sursautons au moindre bruit extérieur. Finalement, vers
21 heures, la police nous apprend que mon père a été
arrêté et qu’il est actuellement en garde à vue pour
ivresse sur la voie publique. Les mesures de sécurité sont
levées et le quotidien peut enfin reprendre. Avec les
blessures, les angoisses et les cicatrices que notre
géniteur a laissées dans nos vies.
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***
Aujourd’hui.
— Clémence ?
Je cligne plusieurs fois des paupières, puis déglutis
pour faire passer le cri coincé dans ma gorge qui menace
de sortir et paniquera encore plus ma mère.
— Tout va bien, maman, lui réponds-je avec tout le
calme dont je suis capable, malgré les circonstances.
— Je ne comprends pas. Comment ce médecin a-t-il pu
avoir ton numéro de téléphone ?
— Je viens de te l’expliquer, maman. C’est son frère
qu’il a contacté en premier. Comment a-t-il fait pour se
procurer ses coordonnées ? Je n’en ai aucune foutue idée,
et ce n’est pas le problème.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, ma chérie ?
Je serre un peu plus fort mon téléphone entre mes
doigts. Ce que je compte faire ? Mais pourquoi ça serait à
moi d’agir, justement ? Est-ce qu’on ne pourrait pas
décider pour moi, rien qu’une fois ? Non, bien sûr que
non, je vais devoir gérer seule, comme toujours.
— Je suis à deux heures et demie de route et le médecin
a été clair, il mourra avant que j’arrive. Je vais appeler
Sacha, et j’aviserai ensuite.
— Dix-huit ans après, il parvient encore à nous pourrir
la vie, soupire-t-elle.
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— Je sais, maman. Je sais. Ne t’inquiète pas, tu ne seras
pas embêtée.
— Je suis tellement fatiguée…
— Va te reposer. Je rentre, de toute manière. Je passe
à l’hôpital et je viendrai te voir ensuite. Ça te va ?
— Surtout, sois prudente sur la route.
Je raccroche sans en dire plus. Ces deux jours de
vacances, je les méritais, et je m’en étais fait une telle joie !
Résultat : à peine deux heures après avoir pris possession
de mon logement, je referme ma valise, la tête en vrac et
des souvenirs qui me hantent encore plus que d’ordinaire.
Les souvenirs, justement. Ils sont omniprésents.
Handicapants. Je m’efforce de les refouler, mais ils sont
toujours là, dans les lieux, les personnes, les bruits ou bien
les odeurs. C’est dingue, ce que l’esprit est capable de
faire. Il cloisonne les choses qui peuvent vous faire partir
en vrille et en réveille d’autres qui vous pourrissent la vie.
Insidieux, c’est quand vous vous y attendez le moins qu’ils
arrivent et vous empêchent d’avancer. Je suis capable de
revivre l’ivresse de mon père, la trouille qui me paralysait,
les heures à attendre qu’il s’effondre pour ensuite pouvoir
enfin sortir de ma cachette. Le reste, ce que j’ai
malheureusement découvert au fil des années, n’a fait que
m’enfoncer un peu plus bas et perdre toute estime de mon
corps.
J’ai laissé ma boutique aux bons soins de ma
grand-mère. Elle la gère comme une pro, que je sois
présente ou non, et passe me voir quotidiennement,
même lorsque je lui dis que je n’ai pas besoin d’elle. Mon
roc, mon pilier. Elle est la seule personne sur qui je puisse
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compter, peu importe l’heure ou le jour, et ce, malgré ses
quatre-vingts printemps. À 24 ans, je suis propriétaire
d’un magasin faisant office de salon de thé, galerie d’art,
marché pour les artisans du coin et librairie. J’y ai mis
toutes mes économies, ma hargne et mes tripes. Comme
me dit souvent mamie : quand j’ai quelque chose dans la
tête, je ne l’ai pas ailleurs. J’avais déjà ce projet au lycée,
et je me suis battue pour réaliser mon rêve. J’ai eu mon
bac de justesse, mais je suis fière d’y être arrivée, étant
donné mes difficultés scolaires. Je n’étais pas une
mauvaise élève ni une fauteuse de troubles, mais j’ai
galéré à chaque évaluation pour atteindre la moyenne.
S’en sont suivis deux ans de petits boulots sans prendre de
congés. Un appartement au loyer raisonnable dans l’un
des quartiers les plus minables de la ville, mais pas
d’extravagances. Grâce à ça, mon bas de laine grossissait
au fil des mois, ce qui a décidé la banque à me suivre. À
présent, les affaires fonctionnent correctement, et je peux
même me verser un salaire ! Les touristes sont nombreux,
ils m’aident beaucoup, le bouche-à-oreille faisant le reste.
Je ne compte pas mes heures, c’est pour ça que ce
séjour en Vendée, j’y tenais vraiment. C’est l’histoire de
ma vie. Rien ne se passe jamais comme je le souhaiterais.
Alors, comme depuis toujours, je vais taire ce que je pense,
garder au fond de moi mes envies, mes doutes et relever
la tête. Ma mère est dépressive, elle se fait une montagne
d’un tout petit rien. J’ai beau tout faire pour lui éviter les
tourments, elle reste effrayée dès qu’un grain de sable
enraye son quotidien bien huilé.
Musique au maximum, Dolores O’Riordan hurle dans
l’habitacle de ma vieille voiture. Vitres ouvertes et lunettes
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de soleil sur le nez, les kilomètres défilent. Trop vite,
malheureusement. J’aimerais arrêter le temps, ne pas être
déjà arrivée sur ce parking bondé du CHU de Saint-Malo.
Je prends une profonde inspiration et puise dans mon
mental pour faire face à ce qui m’attend.
***
Le décès de mon père.
J’ai été surprise par l’appel de mon oncle, dont je
n’avais pas eu de nouvelles depuis des années. Il m’a
retrouvée grâce aux réseaux sociaux et voulait me
prévenir que mon géniteur s’était effondré dans la rue,
puis avait été conduit par les pompiers à l’hôpital. Selon
lui, ses chances de survie sont minces. Arrêt
cardio-respiratoire. Le service de réanimation essayait
par tous les moyens de nous contacter, mon frère ou moi,
pour prendre les décisions qui s’imposaient. Quand j’ai
rappelé, la peur au ventre et les mains tremblantes, on m’a
expliqué que ses organes lâchaient les uns après les autres
et que ses heures étaient comptées. S’entêter à le
maintenir en vie était inutile, alors ils avaient besoin de
mon autorisation pour débrancher les machines. Quoi
dire ? C’est tellement injuste qu’on me demande de faire
ce choix, sous prétexte que le sang de cet être ignoble
coule dans mes veines. Le sort s’acharne et ne souhaite
visiblement pas me laisser de répit.
Je longe un couloir, puis descends au sous-sol. Dans ce
service, la température chute de plusieurs degrés et je me
mets à trembler. Mon short en jean et mon débardeur ne
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m’aident pas à me réchauffer, mais c’est surtout l’angoisse
de ce qui m’attend qui me terrifie. Plus j’avance, plus je
me pose des questions. Est-ce que je veux le voir avant
qu’il ferme les yeux à tout jamais ? Ou au contraire, est-ce
que cela ferait de moi une mauvaise fille si je refusais de
me rendre à son chevet une dernière fois ? Les gens
penseront sans doute que je suis une ingrate et que je
n’attends qu’une chose : toucher l’héritage. Ils ne savent
pas tout ce que j’ai enduré, tout ce que j’ai subi enfant, et
tout ce contre quoi mon frère et moi avons dû nous battre
pour grandir à peu près comme les autres.
Je sonne à l’interphone, le cœur au bord de la rupture.
Les secondes paraissent des minutes avant qu’une voix
agréable me demande :
— En quoi puis-je vous aider ?
— Clémence Brégou, je suis la fille de Paul Kersac.
— Je vous ouvre. Attendez dans le petit salon sur la
droite, un médecin va arriver.
Les portes vitrées et opaques grincent avant de me
laisser entrer. J’ai l’impression de me jeter dans la fosse
aux lions. Comme un robot, je fais ce qu’on m’a ordonné
et m’assois sur l’une des trois chaises, dans cette pièce qui
ressemble plus à une salle d’attente qu’à un salon. L’odeur
est insupportable. Mélange de produits désinfectants et
de mort. Je réprime une nausée en frottant mes bras dans
une vaine tentative de réconfort. Les bips, qui résonnent
en alternance, m’étourdissent et m’angoissent. Des
soignants à la mine grave passent en murmurant, comme
pour ne pas me déranger. Je suis à deux doigts de faire
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demi-tour, mais un homme en blouse blanche,
stéthoscope autour du cou et dossier à la main me salue.
— Mademoiselle Brégou, je suis le docteur Langlois.
C’est moi qui me suis occupé de votre papa à son arrivée à
l’hôpital.
Cet homme ne mérite pas ce diminutif que les enfants
donnent à leur père. « Papa » est un surnom affectueux,
or, pour lui, je ne ressens que du mépris. Un couple se
fraie un chemin jusqu’aux sièges libres et se laisse choir.
Ils semblent désemparés.
— Venez dans mon bureau, nous serons plus
tranquilles pour discuter.
Je hoche la tête et me laisse guider sans discuter. J’ai
besoin de ce temps pour me reprendre, ou peut-être
retarder le moment d’entendre la vérité.
La lumière est moins criarde que dans certains autres
services. Toutes les chambres sont vitrées et équipées de
tout un tas de machines. Ma curiosité me pousse à
chercher celle dans laquelle il se trouve, mais le médecin
ouvre une porte et m’invite à le précéder avant que je ne
voie qui que ce soit.
— Bien, alors voilà, les secours sont arrivés rapidement
sur les lieux, mais le cœur de votre papa était en arrêt. Ils
ont tenté de le réanimer une première fois, puis une
seconde. Ils ont réussi à le relancer, seulement son corps
était déjà très fatigué.
J’observe le bureau contre lequel il a pris appui. Des
piles de dossiers y sont entassées et une boîte de
mouchoirs trône fièrement sur le bord du plateau de
verre. J’imagine le nombre de mauvaises nouvelles qu’il a
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dû annoncer et les quantités de papiers blancs qu’il a
distribués. Moi, je ne pleure pas. J’écoute.
— Nous avons tenté plusieurs médications.
Malheureusement, ses organes lâchaient les uns après les
autres, et… Je vous avais dit que le temps que vous
arriviez, il serait trop tard, et c’est ce qui s’est produit. Il
s’est éteint, il y a une heure environ. Toutes mes
condoléances.
— Merci.
C’est tout ce que je parviens à répondre. Je suis
tellement crispée que mes muscles me font souffrir. Sans
compter ce froid qui me tétanise. Je ne sais pas ce que je
dois penser de cette nouvelle ni quelle réaction ce médecin
attend de moi. Il s’imaginait sûrement que j’allais
m’effondrer, ou hurler ma peine. Rien. Je suis perdue et
j’encaisse. Je m’en doutais, il n’était pas optimiste au
téléphone, mais je ne percute que maintenant que mon
père est… mort.
— Souhaitez-vous le voir avant que les personnes des
services funéraires ne l’emmènent ?
— Non ! réponds-je précipitamment. Je ne… préfère
pas.
Il semble surpris et gêné, mais se reprend très vite en
me guidant vers la sortie. Avant de me saluer, il demande
à une infirmière de me donner le sac avec les affaires
personnelles du défunt. Je le saisis, puis l’écoute me
conseiller de passer rapidement par le service de l’état
civil pour effectuer les démarches nécessaires. J’acquiesce
et me retrouve seule avec ce plastique blanc contenant ce
que mon père portait sur lui il y a encore quelques heures.
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Je plonge la main à l’intérieur et attrape un tee-shirt sale
découpé sur le devant, vestige des tentatives de sauvetage
des pompiers pendant les manipulations de réanimation.
J’arrête là mes investigations, sors appeler mon frère et
fumer une cigarette. À la première bouffée de nicotine, je
penche la tête vers le ciel en attendant que Sacha
décroche.
— Clem ? Maman m’a averti, et je…
— Il est mort. Je suis arrivée trop tard.
Silence à l’autre bout du fil. Je comprends que cela doit
être un choc pour lui. L’absence de notre père l’a plus
marqué que moi. Il a essayé à plusieurs reprises de
renouer le contact. Sans succès. Il revenait toujours plus
démoli et je devais le consoler. Je n’irais pas jusqu’à dire
que je m’en suis mieux sortie que lui, mais je suis plus
équilibrée, c’est certain. En apparence, du moins, parce
que la réalité est beaucoup moins glorieuse.
Mais ça, je le garde pour moi...
— Sacha ? Tu es toujours là ?
— Qu’est-ce que tu dois faire, maintenant ?
Je préférerais qu’il m’annonce qu’il arrive, ne pas être
seule face à tout ça, mais non, je dois me débrouiller pour
trois.
— Je compte faire une renonciation en succession. Il
n’a dû laisser que des dettes, et sauf si tu as des économies
cachées quelque part, je n’ai pas les fonds pour lui payer
des obsèques dignes de ce nom.
C’est horrible de dire ça, pourtant c’est vrai. Je dois être
honnête avec moi-même. Je serais capable de me saigner
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pour ma mère, s’il lui arrivait malheur, mais pour lui…
Qu’a-t-il fait pour ses enfants ? Rien. Pas de pension
alimentaire, pas une carte à Noël ou aux anniversaires.
J’ai renié mon nom de famille en utilisant celui de jeune
fille de maman, et puis j’ai toujours refusé de parler de lui.
J’ai même du mal à le nommer.
— Fais ce qui te semble le mieux. Je te fais confiance.
Tellement facile…
— Tu auras aussi des documents à signer. Je ne suis pas
son seul enfant, Sacha.
— Tu viens à l’appart et je ferai ce que tu me demandes.
Je te laisse, je dois aller bosser.
— OK. Salut.
— À plus.
Au moins, il n’a pas pété une pile et tout envoyé valser,
comme cela lui arrive souvent en cas de colère. J’écrase
ma clope, qui a fini par se consumer toute seule, et
retourne à l’intérieur. Les bureaux de l’état civil se
trouvent au rez-de-chaussée. Vu l’heure tardive, j’arrive
au moment où une femme s’apprête à partir. La
cinquantaine, un peu ronde, des lunettes énormes qui lui
mangent le visage, elle ne semble pas me voir, ou bien elle
feint l’ignorance.
— Bonjour, je suis désolée, mais le docteur Langlois
m’a demandé de passer vous voir pour enregistrer le décès
de mon père.
Elle regarde sa montre, puis soupire.
— Entrez, il me reste cinq minutes.
Charmant. Si elle croit que ça m’enchante d’être là…
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— Le nom de votre papa ?
Je lui tends les documents que l’on m’a remis un étage
plus bas. Elle tape sur son clavier avec un soupçon de
lassitude.
— Où doit-on envoyer le corps ?
À mon air perdu, elle précise :
— Quelles pompes funèbres ?
— Oh, non, je souhaite faire une renonciation en
succession. C’est que ça fait dix-huit ans que je ne l’avais
pas vu, et…
J’ai clairement l’impression d’être jugée. Vais-je devoir
me justifier ? Cela m’exaspère, mais elle ne me laisse pas
finir et me coupe la parole.
— Ça va être plus long que prévu…
— Écoutez, je n’ai pas plus de plaisir que vous à être ici,
malheureusement je n’ai pas le choix. Mon père était un
ivrogne doublé d’un violeur, alors faites comme vous
voulez. Une chose est sûre, je serai débarrassée de cette
paperasse ce soir !
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Clémence
Je quitte l’hôpital la tête farcie, avec l’impression d’être
une fille ingrate, mais en ayant toutefois la certitude du
devoir accompli. Je serre dans mes mains le papier que
m’a remis la vieille bonne femme. Il contient une
information précieuse : l’adresse de mon père. Je ne sais
pas encore si j’ai envie de m’en servir. Trop de questions
tournent en boucle dans mon esprit surchauffé. J’ai
besoin de décompresser et de penser à autre chose. Pour
ça, rien de tel que d’aller voir ma grand-mère. Elle ne me
forcera pas à parler si je ne l’ai pas décidé, mais elle
m’écoutera sans jugement.
Je me gare dans la rue principale de la ville close, puis
observe les passants avant de sortir de mon véhicule.
Spontanément, j’ai emporté avec moi le dossier qui me
brûle les doigts. Pourtant, avant de mettre un point final à
cette histoire, je vais devoir passer voir mon frère pour
qu’il signe aussi les documents. J’appréhende ses
réactions, et j’espère qu’il ne va pas piquer sa crise. Je
prends le temps d’admirer la vitrine achalandée de mon
magasin et suis soulagée lorsque je constate que Mamie
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Crêpes est seule derrière le comptoir. J’entre tout sourire
quand la cloche résonne, annonçant mon arrivée. J’adore
l’ambiance que j’ai réussi à créer. Un peu dans le style
« maison de campagne », avec tout un tas de meubles
chinés ici et là. Plus que mon appartement, cet endroit est
mon refuge. Quand je travaille, je suis vraiment moi. Pas
de comédie ni de faux sourires.
— Ma chérie ! s’exclame mon pilier en se précipitant
pour me prendre dans ses bras. Comment te sens-tu ?
Mamie est très colorée avec sa robe rouge, ses bijoux
bleus et ses cheveux blonds. Elle est très élégante et tient
à toujours être impeccable. Maquillée, coiffée, elle me
regarde, fronce les sourcils et soupire.
— Inutile de m’en dire plus, ta mère m’a prévenue,
j’imagine qu’il n’a pas survécu.
Je ne réponds pas, mais à mon regard, elle comprend
qu’elle a vu juste.
— J’ai préparé ton thé préféré, viens.
Je la suis et me laisse tomber dans l’un des nombreux
fauteuils disposés un peu partout dans le grand espace
lecture. Elle me tend un mug dont l’odeur apaise tout de
suite mes maux. Je suis une grosse consommatrice de
cette boisson chaude, mais le thé vert est celui que je
préfère. Particulièrement le « Bali ». Je me fournis auprès
de petits producteurs avec lesquels j’ai noué une
collaboration solide et fidèle. Je ferme les yeux en puisant
au fond de moi la force de poser la question qui me
taraude :
— Comment va maman ?
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— Elle pleure et se lamente sur son sort, pour ne pas
changer.
Je hoche la tête, mais je me doute qu’elle minimise et
que je vais devoir user de stratagèmes pour la faire
reprendre vie. Elle était au courant de ce qui se tramait
chez notre père, et elle a tout fait pour que cela cesse. Elle
s’est battue comme une dingue pour que nous n’ayons
plus à aller chez lui, que la garde lui soit retirée, et elle a
finalement réussi. Pourtant, rien n’y fait, elle est
persuadée que tout est de sa faute, que si elle avait réagi
plus vite, cela ne se serait pas produit. Elle n’a plus goût à
rien, ne sort plus de chez elle et ressasse un passé que je
m’efforce d’oublier. J’essaie d’être là pour elle, mais entre
ma mère et mon frère, la coupe est pleine. J’ai les épaules
solides, je suis toujours celle sur qui on peut compter,
mais moi, qui me soutient ?
— J’ai l’impression d’être un monstre, mamie.
— Alors, écoute-moi bien, Clémence, Marion,
Josette Brégou. Et arrête de grimacer, c’est ainsi que tu
t’appelles. Accessoirement, Josette est aussi mon prénom,
alors respecte-le comme il se doit, jeune fille !
Elle arrive à me faire rire, même si j’ai le cœur lourd.
— Le monstre dans l’histoire, ce n’est pas toi, mais ton
père. Je t’interdis de te flageller et de penser que tu es
mauvaise, parce que tu ne fais pas ce qu’un enfant est
censé faire pour un parent. Il a… non, je refuse que tu
endosses la responsabilité de sa mort. Il a vécu seul avec
sa bouteille et toutes ses déviances dégueulasses.
Aujourd’hui, il est mort de la même manière. Fais ce que
tu penses être le mieux pour toi, ma petite-fille, et ne te
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soucie pas du qu’en-dira-t-on. Il y aura toujours des
mauvaises langues. On les emmerde !
Je ne pleure pas, je ne me le suis d’ailleurs pas permis
depuis si longtemps que je me demande quel effet cela fait
de se laisser aller, mais ses paroles me touchent et me
réconfortent dans mon choix. Je l’enlace et puise en elle la
force d’affronter le lendemain. J’ai besoin de réponses, or
la seule façon de les obtenir est de faire face à la réalité.
Mais avant, je dois aller constater par moi-même les
dégâts que sa mort a engendrés sur ma mère.
***
Toutes les fenêtres sont fermées, malgré le soleil de
cette fin de journée. Cela ne présage rien de bon, mais
comme je ne m’attendais pas à mieux, je ne suis pas déçue
ou inquiète. Comme un robot, j’entre dans la maison. J’ai
eu beau faire le ménage il y a quelques jours, un bordel
sans nom règne ici et me fait soupirer. De la vaisselle sale
déborde de l’évier dans la petite cuisine tandis que du
courrier attend d’être ouvert sur la table basse. La maison
est grande, mais maman occupe seulement ces deux
pièces. Elle est recroquevillée sur le canapé et regarde la
télé, habillée de son éternel pyjama. Je grimace quand elle
relève la tête et me regarde à travers de ses larmes.
— Maman…
— Je suis tellement fatiguée, Clémence...
C’est sa façon de me dire que ça ne va pas. Je
m’approche d’elle, m’assois sur l’accoudoir et caresse ses
cheveux devenus blancs.
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— Je sais, maman.
Un instant passe sans que ni l’une ni l’autre ne parle.
J’observe la série télévisée diffusée sur l’écran, toujours la
même depuis des années. C’est comme si elle aussi s’était
figée dans le temps. Je comprends qu’elle ait été fragilisée,
choquée même, mais c’est à elle de prendre soin de ses
enfants, de tout faire pour qu’ils aillent bien. Au lieu de ça,
elle a glissé doucement dans un état de léthargie à partir
du jour où elle a eu la confirmation des abus dont j’ai été
victime. Combien de fois ai-je voulu la secouer, lui crier
que j’avais besoin d’elle, que j’avais mal, moi aussi ? Je
crois que je l’aurais achevée, si je l’avais fait.
— Il est mort, finis-je par annoncer.
Elle se redresse, me regarde. Des larmes silencieuses
dévalent ses joues pâles et font briller ses yeux éteints d’un
éclat fugace de lumière. J’imagine son soulagement. Si
mon frère et moi avons supporté cet homme violent,
alcoolique et déviant, elle a enduré la même chose en
silence pendant des années avant de réussir à dire
« stop ! ». Ma mère n’a jamais refait sa vie, alors j’espère
que cette nouvelle sera le déclic qui lui était nécessaire
pour rebondir enfin.
— J’ai renoncé à la succession, continué-je. Sacha
aussi. Nous n’avons plus de droit de regard sur ses
obsèques ou ses papiers. Il est définitivement sorti de nos
vies.
— D’accord.
Elle se réinstalle contre le coussin et se couvre du plaid,
bien que l’été ait pris ses quartiers depuis plusieurs jours
et qu’il fasse déjà chaud. Je la regarde encore quelques
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secondes avant de me lever et de donner un coup de
propre. Je reviendrai dans la semaine pour lui apporter
des courses et faire sa lessive.
Nos rapports s’arrêtent à des conversations basiques,
des non-dits et des souffrances tues. J’ai arrêté d’espérer
qu’elle soit comme toutes les mamans que je connais.
Lydia Brégou est une femme abîmée et usée par sa
culpabilité. Je l’aime plus que tout, mais parfois, j’en ai
marre. J’aimerais tout recommencer ailleurs, pour moi. Et
personne d’autre.
Au bout d’une quinzaine de minutes, je l’embrasse.
— Je dois y aller, m’man. Promets-moi de bouger de ce
canapé. Va voir Charlotte, à l’occasion. Mamie m’a dit
qu’elle avait pris de tes nouvelles, mais que tu ne lui avais
pas répondu.
— Comme les autres, elle veut des ragots, et voir à quel
point mon existence est minable.
— C’était ton amie, la meilleure. Elle ne t’a jamais
jugée.
— Hum…
Je secoue la tête puis sors rapidement. Je rejoins ma
voiture en jetant un œil à la maison située juste en face de
la nôtre. Celle de Charlotte, la mère de Mathéo. Des
souvenirs tendres et joyeux m’assaillent, me nouent le
ventre. J’y passais la plupart de mon temps quand Mat
n’était pas chez moi. Lolotte était ma deuxième maman.
Elle a essayé de garder ce lien particulier entre nous, mais
cela devenait trop difficile de taire mes questions. Elle
avait des nouvelles de son fils, alors que je n’avais que son
silence. Au bout d’un an, j’ai arrêté de croire qu’il pensait
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toujours à moi, et je me suis simplement éloignée.
Maman, quant à elle, était trop déprimée pour accepter
l’aide de quiconque.
Sa voiture est garée devant le portail blanc et j’entends
des voix qui proviennent de la terrasse. Charlotte a
toujours été entourée de ses amis et sa famille. Elle et ma
mère sont devenues très proches en même temps que son
fils et moi, jusqu’au jour où tout a basculé. Maman s’est
renfermée sur elle-même, puis éloignée de ses amis, au
point de se perdre dans son monde rempli de culpabilité
et de reproches. Même de Lolotte. Cette dernière me
manque, mais à l’époque, je devais penser à moi, couper
les ponts pour avancer et arrêter de vivre dans le passé. Je
secoue la tête afin de reprendre mes esprits.
Je grimpe dans ma voiture et démarre sans attendre.
Je dois faire le vide. Pour cela, quoi de mieux que de faire
la fête !
***
Enfin chez moi, je ne perds pas temps. Je me douche
rapidement, mais efficacement, pour tenter d’enlever de
ma peau cette odeur d’hôpital qui me donne la nausée.
J’évite au maximum les miroirs tant que je n’ai pas
entamé ma transformation. J’ai besoin de ça afin d’oublier
quelques heures mes complexes et le dégoût que j’éprouve
pour mon corps. Mes hanches rondes, auxquelles les
hommes apprécient particulièrement de s’accrocher, mes
fesses trop rebondies et cette poitrine qui attisent tant la
convoitise et les regards. Je me sens moche, minable. Rien
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ne me plaît chez moi. Alors, me vêtir telle une femme
fatale, désirée, courtisée, c’est une façon de m’accepter.
J’aime la lueur dans les yeux des hommes que j’aguiche et
qui tombent trop facilement dans le panneau. Elle me
donne du pouvoir. J’ai l’impression d’être belle, sensuelle,
au moins pour quelques heures.
J’enfile un pantalon en cuir, lacé sur chaque côté, qui
épouse mon corps comme une seconde peau et galbe mes
jambes, un corset en dentelle qui aplatit mon ventre et une
paire de talons vertigineux. Dans cette tenue, plus de
doutes ou de questions. J’ai besoin de cette parenthèse
que personne ne soupçonne dans ma vie bien rangée, de
ce frisson, de cette adrénaline pour rebondir. Ressentir
mon corps vibrer, parfois souffrir. Et ensuite, me détester
un peu plus.
Je passe au maquillage, à la coiffure et enfin, je suis
capable d’observer mon reflet. La femme qui me fait face
est totalement différente. Elle semble sûre d’elle, assume
ses formes et ses actes. J’aimerais ne pas être cette
Cendrillon des Temps modernes qui, dès le soleil levé,
redevient la jeune fille de 24 ans mal dans sa peau. Un
corps qui ne lui appartient plus depuis si longtemps.
***
Je suis accueillie comme la reine du bal dans ce bar qui
me sert de QG. Le Nautilus est une institution à
Saint-Malo. Toujours le même depuis mes premières
fêtes, quelques années plus tôt. Les patrons ont changé,
27
mais pas l’ambiance, et j’y contribue largement quand je
passe y faire un tour.
— Voilà la plus belle ! lance Ben, le barman, en sifflant
entre ses doigts.
Les autres applaudissent et m’encouragent à faire une
entrée digne de ce nom. Je leur offre le show qu’ils
attendent tous, après avoir avalé un shot de tequila cul
sec, tendu par un mec au bar. Je grimpe sur le comptoir
en m’aidant d’une main tendue et entame une danse
lascive, reprise par les habitués du lieu sur la bande
originale de Cinquante Nuances de Grey. La chorégraphie
est sensuelle et attise déjà la convoitise de certains
hommes. Je joue de mes formes, remue des hanches, me
cambre en lançant des regards à un type en costume. Il
dénote par sa tenue chic et son air de s’en foutre
royalement. Exactement le genre que j’affectionne, et
comme j’aime les défis, j’en fais ma cible.
Je suis ovationnée quand la musique se coupe et que je
descends de mon perchoir. J’accepte les verres qui me
sont offerts, souris et réponds aux différentes
sollicitations, sans jamais rompre le contact visuel avec
ma target1. Je reconnais la gourmandise et la luxure dans
ses yeux, rien qu’à la façon dont ils longent ma silhouette.
Ils me promettent ce que je suis venue chercher.
Je deviens une autre femme quand j’avance vers lui. Je
n’ai plus la responsabilité d’une mère, d’un frère. Je ne
suis plus la petite fille qui se confie sur son mal-être à sa
grand-mère. L’enfant traumatisée par son père. Je me
1 Cible.
28
sens belle, désirable, et j’aime ça. Quand j’arrive à la
hauteur du type, je me penche vers lui, frotte au passage
ma poitrine contre son torse et lui glisse à l’oreille :
— J’ai très envie de toi et toi de moi. Inutile de tourner
autour du pot, viens.
Son grognement est la réponse que j’attendais. Je lui
attrape la main et le guide vers la sortie. Ma voiture fera
l’affaire pour ce soir. Je n’ai pas besoin d’y passer la nuit.
Je dois juste faire disparaître cette sensation de malaise,
penser à autre chose. Quand je déverrouille la portière, ma
cible me retient et me colle à lui. Muscles fermes, odeur
boisée et agréable. J’ai tiré le gros lot. La dernière fois, je
suis tombée sur un mec bedonnant qui sentait l’ail. Pour
éviter de vomir à chacun de ses souffles, je l’avais
bâillonné. Manque de bol, il était encore plus excité.
Histoire de ne pas être égoïste, et comme j’ai bien compris
qu’il aimait être dirigé, je lui avais même ligoté les mains
avec sa cravate à pois pour le chevaucher à ma guise Au
bout de deux minutes chrono, il avait joui en me laissant
sur ma faim. Il n’arrêtait pas de me dire que j’étais belle,
que jamais il n’aurait cru baiser une nana comme moi, que
c’était son jour de chance. Je l’ai cru tout le temps où il
s’est servi de mon corps. Mais à peine avait-il fini qu’il se
rhabillait et disparaissait. J’ai l’espoir que ce soir, ça sera
différent.
— Je ne suis pas adepte des banquettes arrière, me
lance-t-il en regardant la voiture.
Et merde ! Pourtant, j’y croyais...
— Et moi, des prises de tête. Bye…
29
Si ce n’est pas lui, ce sera un autre. Je n’ai pas le temps
de faire trois pas qu’il me saisit le poignet et me ramène à
lui. Je grimace sous sa poigne ferme.
— Tu m’allumes, tu assumes, gronde-t-il, le regard
voilé d’un éclat qui me fait frémir. Y a une ruelle, juste là.
Je le laisse me diriger et manque de tomber quand mon
talon se coince dans les pavés de la vieille ville. L’homme,
dont je ne connais même pas le nom, dégage maintenant
une sorte de danger, de violence. D’un mouvement
brusque, je me retrouve collée contre un mur froid et
humide. Mes cheveux me brouillent la vue, à moins que ce
soit l’excitation de ce qui m’attend. D’un claquement de
doigts, sa bouche est sur la mienne tandis que ses mains
s’activent sur mon pantalon, qui descend comme par
magie sur le bas de mes chevilles. Sa langue est
dominante, elle exige, sait ce qu’elle veut. Je me soumets
à la volonté de mon corps qui subit et souffre de la
brutalité de l’instant. Le type me soulève après avoir
arraché ma culotte et me pénètre sans préambule,
cognant au passage à plusieurs reprises ma tête contre la
surface dure derrière moi. Je ne sais même pas s’il a mis
une capote, mais c’est le cadet de mes soucis. Le goût du
risque, la possibilité d’être vue, son sexe imposant qui
m’écartèle et me brûle, tout ça me grise. Je crie, griffe ses
épaules et le laisse faire de moi ce qu’il désire.
Un épais brouillard m’entoure. Je déconnecte mon
cerveau pendant qu’il se contracte et grogne dans mon
cou. Petit à petit, je recouvre mes esprits. La réalité fait
mal. Comme à chaque fois.
— Au fait, je m’appelle Vincent.
30
Je l’observe balancer une capote au loin et souffle de
soulagement. Je n’aurai pas à faire un test VIH demain, et
avec lui, subir le stress de l’attente du résultat. Malgré
tout, je n’arrive pas à soutenir le regard de l’homme qui
vient de me baiser, et encore moins à lui répondre. Je me
dégoûte. Qu’est-ce que je cherche dans ces relations
humiliantes et sans lendemain ? C’est tellement
dégradant… Je me donne à ces hommes, les laisse faire de
moi leur chose. Pourquoi ? Ma psy me dirait que je n’ai
que ce modèle, puisque je n’ai connu le sexe qu’avec la
mauvaise personne et qu’elle m’a donné une image
dégueulasse de mon corps. Que je ne sais pas ce que les
mots « faire l’amour » signifient ! Ou encore, que je me
punis de trucs dont je ne suis absolument pas fautive.
Néanmoins, le cerveau est un organe bien compliqué qui
n’a pas encore révélé tous ses mystères. Des années que je
vis avec ce poids, alors que je n’en ai aucun souvenir. Et
pourtant, mes réminiscences me pourrissent l’existence.
Ma mère ressasse ce qu’elle ne se pardonne pas, me répète
sans cesse qu’elle est désolée et ravive cette blessure.
Ce que personne ne sait, c’est que j’ai déjà vécu ce
frisson, cet instant où deux êtres fusionnent. Cette magie,
ce plaisir fugace, mais réel. Une fois. Avec celui en qui
j’avais le plus confiance. Seulement, il m’a abandonnée et
menti. Comme mon père avant lui. Mathéo. Je l’ai aimé
passionnément. Inconditionnellement. J’attendais un
signe, et je l’aurais rejoint au bout du monde, peu
importait le pays. Ou ses raisons. Juste pour être avec lui.
Mais, il ne l’a pas fait. Je n’ai entendu que son silence,
ressenti que son absence.
31
Je ramasse mon pantalon et l’enfile avec le peu de
dignité qu’il me reste, puis jette ma culotte dans la
poubelle située à deux mètres de l’endroit où nous venons
de nous envoyer en l’air. La grande classe ! J’ai baisé pour
avoir l’illusion que, pendant quelques minutes, j’étais
importante. Et maintenant, je vais picoler pour effacer de
ma mémoire ce que je viens de faire. Je lève la main pour
saluer ce Vincent que je ne reverrai jamais, mais il est déjà
loin. Alors, je retourne dans le bar. Sourire de façade,
accolades et discussions dont je n’ai rien à foutre.
J’enchaîne les verres et l’alcool aidant, je me sens mieux.
Demain est un autre jour...
***
Ma gueule de bois n’est pas aussi forte que je le pensais.
J’ai quand même un sacré mal de tête, mais je me réveille
sans mal. Mamie a proposé d’ouvrir le magasin ce matin,
alors j’en profite pour faire ce que je redoute depuis qu’on
m’a remis ce sac contenant un trousseau de clés. Il repose
sur la console, à l’entrée. C’est grâce à lui que je vais
pouvoir définitivement tirer un trait sur les vingt-quatre
dernières années. J’ai besoin de savoir pour avancer, et
peut-être même… pardonner. Commencer à vivre. Après
une douche rapide, je m’habille et me maquille
légèrement. Rien à voir avec hier. Je redeviens moi :
Clémence. La jeune complexée. La fille aimante. La sœur.
La jeune femme soucieuse de bien faire pour tout le
monde. En réfléchissant, je me demande si, dans le fond,
la nana en cuir n’est pas celle que je suis vraiment. Je suis
32
sûrement un petit peu des deux, mais je n’arrive pas
encore à trouver le juste milieu.
33
3
Clémence
Je stationne dans le quartier populaire de Dinard où
j’ai grandi un temps. Pas les meilleurs souvenirs, loin de
là, mais j’avance pourtant jusqu’au numéro 8. Un
bâtiment identique aux autres, mais dont
l’appartement 8010 détient des secrets que je redoute
autant qu’il me tarde de découvrir. Je vérifie le nom sur
l’interphone : Paul Kersac. Je reste à fixer l’étiquette,
tremblante, les yeux noyés de larmes, sans toutefois
qu’elles coulent et me libèrent de ce poids trop lourd à
supporter. Un aboiement me fait sursauter. Je me
retourne et aperçois un chien noir que je reconnais
immédiatement. C’est le fidèle compagnon de mon père.
Je le sais parce que, sans qu’il le sache, je l’ai déjà croisé
dans cette ville. Je me suis cachée pour qu’il ne me voie
pas, mais je l’ai observé parler à son ami loyal. Le cœur
battant, j’ai prié pour qu’il passe sa route sans me
remarquer. Ce qu’il a fait, à plusieurs reprises, ces dix-huit
dernières années. C’est dingue de vivre avec cette angoisse
perpétuelle de rencontrer celui qui a contribué à votre
naissance. D’en avoir si peur que, l’espace d’un instant, la
Terre s’arrête de tourner et votre cœur manque un
34
battement, parce que vous le reconnaissez au coin d’une
rue. C’est ce que j’ai ressenti tellement de fois que je ne
peux plus les compter. Encore aujourd’hui, alors que je
sais qu’il ne me fera plus de mal, la peur me paralyse et
me fait perdre mes moyens. Un homme au teint rouge et
aux yeux vitreux se tient debout devant moi, avec ce chien
en laisse qui cherche mes caresses.
— Je peux vous aider ? me demande le type en
reniflant.
— Non, je… Je suis la fille de Paul Kersac.
— Ah…
Il regarde l’animal, tapote le dessus de sa tête avant de
reprendre.
— Son cabot aboyait, alors je l’ai pris avec moi. Paul est
mort ?
Je hoche la tête pour lui répondre.
— J’étais avec lui quand il s’est écroulé dans la rue. On
allait chez le coiffeur. Depuis le temps que ça lui pendait
au nez…
— Il buvait toujours autant, n’est-ce pas ?
— Il n’attendait pas de rentrer chez lui pour ça... Il
squattait ce banc, là-bas, après avoir acheté sa bouteille,
et il la sifflait en un temps record. Mais, ce n’est pas ça.
Vous ne voulez pas entrer ? J’ai soif.
— Je ne préfère pas, non. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il venait de passer un mois et demi à l’hôpital. Le fils
de son ex lui a cassé la gueule. Il a été sacrément amoché.
Je déglutis pour m’aider à ne pas m’effondrer au fil de
son récit.
35
— Il l’accusait de trucs dégueulasses sur sa petite sœur.
Faut être complètement taré, Paul était un paumé, mais
pas un violeur ! Enfin bref, vous voulez reprendre César ?
— Pardon ?
— Le chien. Vous voulez le garder avec vous ?
— Oh… Euh, non, je ne peux pas, je…
— Tant mieux, je l’aime bien, et je crois que lui aussi.
Vous savez quand il sera enterré, pour que je le dise aux
copains ?
— Non. On ne m’a rien dit à ce sujet. C’est la mairie qui
s’occupe de ses obsèques. Vous devriez vous rapprocher
d’eux.
Il hausse les épaules, puis ouvre la porte avant de
disparaître, sans même me dire au revoir. Je ne perds pas
plus de temps et monte, moi aussi, jusqu’au 2e étage. Je
refoule la nausée qui m’assaille, puis décide de mettre
dans un coin de ma tête ces nouvelles informations. Après
tout, à quoi je m’attendais en venant ici ? Cela ne devait
pas être la première fois qu’il se faisait casser la gueule.
Pour le reste…
Dans la cage d’escalier, des souvenirs m’assaillent et
me forcent à me tenir à la rampe pour ne pas m’écrouler.
Maman fourre précipitamment quelques affaires
dans un sac de voyage. Dans un coin de la chambre, je la
regarde effacer sur ses joues les traces de sa peur et de
son chagrin. Sacha et moi, nous sommes sages et
silencieux. On attend qu’elle nous donne l’autorisation de
bouger. Malgré mes quatre ans, je comprends tout à fait
ce qu’il se passe et je ressens même une certaine joie.
36
— Ma chérie, quand je te dirai de courir, tu ne
t’arrêtes pas et tu me suis, d’accord ?
Je hoche la tête en me redressant. Elle prend mon frère
dans ses bras, le sac sur une épaule, puis ouvre
légèrement la porte. Elle attend quelques secondes,
vérifie que la voie est libre avant de me faire signe
d’avancer et de me taire. J’attrape sa main et la serre fort
dans la mienne. Nous longeons le couloir, qui ne m’a
jamais paru aussi long et dangereux qu’aujourd’hui. Je
sais que papa doit être quelque part dans l’appartement,
puisqu’il ne travaille pas en ce moment. La personne la
plus importante de ma vie tremble comme une feuille. Sa
respiration se coupe quand elle tourne la clé de la porte
d’entrée. Elle jette un coup d’œil derrière nous puis me
regarde et me sourit. Tout se passe parfaitement, jusqu’à
ce que Sacha laisse tomber sa petite voiture sur le
carrelage dans un bruit métallique. Nous nous figeons,
pétrifiées. Lui ne comprend pas et se met à pleurer.
J’entends bouger au salon. C’est à ce moment-là que tout
bascule. Papa apparaît et hurle en titubant :
— Espèce de salope ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne
m’enlèveras pas mes enfants !
— Clémence, cours !
C’est le signal. Elle ouvre la porte et nous précipite
dans la cage d’escalier. J’entends notre père brailler,
l’insulter encore et encore. Le vase qui repose
normalement sur le meuble de l’entrée vole et nous frôle
de près, mais il termine sa course un étage plus bas. Il
nous rejoint, malgré qu’il ait du mal à tenir debout, et se
37
saisit d’une poignée de cheveux de maman, qui crie de
douleur.
— Lâche-moi, Paul ! C’est fini, tu ne m’empêcheras pas
de m’en aller, et j’emmène les enfants avec moi ! Tu n’es
qu’un ivrogne et un enfoiré !
J’ai tellement peur que je fais pipi dans ma culotte.
Mes cris me déchirent la gorge et mes larmes ne cessent
de couler. Elle reçoit en retour une gifle qui la fait
basculer contre un mur, mais elle ne cède pas et serre
Sacha contre elle, tout en tenant ma main fermement.
Notre salut repose sur un voisin qui, certainement alerté
par le bruit, finit par intervenir en arrêtant l’homme
déchaîné et incontrôlable qu’est devenu mon père. Elle en
profite pour s’enfuir et nous sortir de cet enfer.
Je me force à rouvrir les yeux et à retrouver une
respiration moins chaotique. J’avais oublié ce jour où
maman a eu le courage de dire non à cette vie qu’elle ne
méritait pas. Rien que pour ça, je dois me montrer forte et
me reprendre. Je continue mon ascension et arrive enfin
devant chez lui. Quand je tourne la clé dans la serrure, je
retiens mon souffle, puis entre. L’odeur infecte de tabac
froid me pique les narines. Une entrée avec un placard sur
la gauche et une cuisine juste en face. Je commence par
cette pièce. Très peu de meubles. Une petite table carrée
contre un mur sur laquelle s’entassent des boites de
médicaments – notamment ceux contre l’asthme –, deux
chaises, une cuisinière et un frigo. Par terre gît un sac de
supermarché rempli de bouteilles vides. Je ris en songeant
qu’il avait au moins une conscience et faisait le tri sélectif.
J’ouvre le réfrigérateur et constate qu’il n’y a rien à
38
manger, à part une boîte de pâté ouverte et une brique de
lait. Je ne suis pas plus avancée, si ce n’est que je découvre
qu’il fumait trop, au point de s’en rendre malade.
Je passe au salon. Un vieux canapé, une table basse, un
cendrier plein à ras bord de mégots. Je m’avance vers une
étagère. Des papiers, un calendrier et… bien cachées
derrière le meuble, des photos de mon frère et moi. Je dois
avoir 4 ou 5 ans, et lui trois de moins. Je m’arrête sur l’une
d’elles en particulier, sur laquelle il me tient sur ses
genoux, ce qui me donne la nausée. Je lui ressemble
tellement… La même couleur de cheveux, les mêmes yeux
verts.
Pourquoi est-ce que je ne ressemble pas à ma mère ?
Pourquoi ne m’a-t-elle donné en héritage que ses
rondeurs qui me pourrissent la vie ?
Parfois, lorsque j’ose me regarder dans un miroir, c’est
lui que je vois et alors, j’ai envie de tout casser. Difficile de
faire une croix sur quelqu’un qui vous poursuit même
dans le reflet d’une psyché !
Je me force à reprendre mes esprits et observe les
clichés en réalisant qu’ils sont comme… cachés. Je ne sais
pas quoi en penser, mais décide de continuer mon
investigation. J’ouvre une pochette sur laquelle il y a
écrit : « Relevés de compte ». Je ne fouille pas, je veux
juste comprendre. La première chose que je note, c’est
qu’il est criblé de dettes. Un crédit à la consommation, des
agios, plusieurs découverts… Pas d’assurance vie pour ses
enfants. Je laisse tomber cette pièce et longe le couloir
pour arriver dans la seule chambre de l’appartement.
39
Très sommaire. Juste un matelas posé à même le sol et
une armoire. Je remarque aussi des compresses et du
matériel que donne l’hôpital, comme la sorte de foulard
utilisée pour tenir un bras dans le plâtre. Cela confirme ce
que m’a dit le voisin. Des trous de cigarettes parsèment le
lino.
Quelle misère ! Comment peut-on vivre ainsi ?
Je tourne sur moi-même et recule de plusieurs pas,
quand mes yeux tombent sur une gigantesque photo. Elle
semble avoir été prise à l’école. Je suis avec Sacha. À
l’époque, ses cheveux étaient blonds comme les blés. Les
miens étaient roux. Comme mon père… Elle est
positionnée juste en face du lit. Mon cœur s’emballe
quand je réalise que, tous les jours, en se levant et en se
couchant, il nous regardait. J’essaie d’occulter un
sentiment bizarre qui ressemble à du soulagement, en
dépit de la haine que je lui voue. Je sais que c’est difficile
à comprendre, mais c’était mon père. Je devais
absolument savoir s’il en était conscient et s’il ne nous
avait pas oubliés. Je suis certainement folle à lier, moi
aussi. Je refusais l’idée qu’il soit celui qui a contribué à ma
naissance. Je l’ai renié et détesté du plus profond de mes
tripes, mais je me suis toujours demandé s’il m’aimait un
peu.
J’ouvre ensuite le placard du couloir. Une renonciation
en succession revient à dire que je refuse de prendre part
aux décisions concernant ses obsèques, mais également
aux choses qui me reviennent de droit. Autant dire, rien.
À part des dettes… Toutefois, j’ai une conscience et je suis
incapable de le laisser se faire enterrer en blouse d’hôpital.
Je repère un jean neuf et un tee-shirt noir. C’est ce qu’il y
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a de plus classe, je ne peux pas faire mieux que ça.
J’attrape un slip et un sac dans lequel je fourre le tout. Une
enveloppe tombe à mes pieds. Je la ramasse et la curiosité
me pousse à l’ouvrir.
Pourquoi cache-t-il ça dans ses fringues ?
Je sens que je ne vais pas apprécier ce que contient ce
courrier. Fébrile, j’ouvre précautionneusement
l’enveloppe. Avant de sortir le papier qu’elle contient, je
prends le temps de calmer mon palpitant qui accélère
dangereusement. J’inspire, expire, puis essuie ma main
droite devenue moite sur l’arrière de mon short. La feuille
est calligraphiée d’une écriture soignée et féminine.
L’en-tête est au nom d’une avocate de la région. Je
comprends que ce document va répondre à bon nombre
de mes interrogations et certainement finir de m’achever.
« Monsieur Kersac Paul, né le 4 février 1961 à
Saint-Malo, a été condamné à 36 mois de prison ferme,
peine assortie d’une obligation de soins et une
interdiction d’entrer en relation avec la famille du
plaignant. De plus, il lui est interdit les lieux accueillant
des mineurs.
La somme de 12 000 euros est accordée à la famille
de l’enfant et réglée par l’accusé. »
Je me retiens au mur derrière moi tant le choc est
violent. Je ne suis pas la seule à avoir subi ses mains sur
41
mon corps. Je m’en doutais depuis le jour où une jeune
femme est venue me voir sur mon lieu de travail.
Huit ans plus tôt.
— Vous êtes bien Clémence Kersac, la fille de Paul ? me
demande une grande brune.
Elle se tortille les doigts, mais je note une assurance et
une soif de vérité dans ses yeux rougis par l’émotion. Je
déteste quand les gens viennent et me posent cette
question. Je me sens accusée de choses dont je ne suis pas
responsable. C’est aussi pour cette raison que j’ai pris le
nom de jeune fille de ma mère. Pour éviter ce genre de
malaise. Quand un interlocuteur comprend qui est mon
géniteur, il grimace et parfois même, il recule avec
mépris. La honte m’envahit et je deviens agressive.
Comme à chaque fois, tous mes sens se mettent en alerte
et je me raidis. Je sais que j’ai pris un risque en venant
travailler dans la ville où il habite, mais je ne pouvais
passer à côté de l’opportunité d’un emploi.
— C’est tout ce qu’il vous faut ? lui demandé-je, la voix
enrouée en scannant ses articles, que je fourre
rapidement dans un sac en papier.
— Je suis Stéphanie, la fille de Christiane. Elle a
partagé la vie de votre père durant quelques mois, il y a
plusieurs années. J’ai voulu vous rencontrer à de
nombreuses reprises, mais je n’ai jamais eu la force de le
faire.
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Je soupire pour lui montrer que son discours m’ennuie
et salue un client qui entre dans la supérette. Ça n’a pas
l’air de la décourager, puisqu’elle poursuit.
— Je sais ce qu’il vous a fait, parce qu’il… m’a fait la
même chose.
— Écoutez, je suis sur mon lieu de travail et je ne vois
pas de quoi vous parlez…
— Je crois que si. Je ne serai pas longue, mais vous
devez savoir que moi aussi, j’ai préféré nier plutôt que de
faire face à cette réalité merdique. Sauf que cela m’a
pourri l’existence pendant des années et qu’il doit payer
pour ce qu’il a fait. Il m’a violée, Clémence, et je sais que
vous aussi.
La moutarde me monte au nez en même temps que je
réalise ce qu’elle est train de me révéler.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je suis désolée,
mais je vais devoir vous demander de partir, j’ai du
travail.
— Je comprends…, souffle-t-elle, vaincue. Je tenais à
vous prévenir que j’avais porté plainte et que les
enquêteurs ont votre nom. Ils doivent vous contacter
pour les besoins de l’enquête.
Je me lève de mon tabouret haut. Mes jambes
flageolent et mon cœur tambourine. Je refuse que
quiconque fouille dans ma tête. Je me rappelle tout un tas
de choses, mais pas « ça ». Pas un viol ! Je ne veux rien
savoir. Ne rien entendre.
— Je n’ai rien demandé à personne ! m’énervé-je.
Faites ce que vous avez à faire, mais laissez-moi en
dehors de tout ça. Maintenant, dehors !
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Le souffle court, je la regarde hoqueter avant de partir
en courant. Mon patron arrive, certainement alerté par
mes cris.
— Prenez votre pause, Clémence, m’ordonne-t-il en
fronçant ses sourcils broussailleux.
Il est grognon, mais gentil, alors j’espère qu’il ne me
renverra pas, parce que j’ai vraiment besoin de ce job. Je
n’ai que seize ans, et c’est difficile à cet âge-là de trouver
un emploi, même pour quelques heures. Je contourne la
caisse et m’excuse quand je passe devant lui. J’attrape
mon sac à main dans le local du personnel, puis file vers
la porte arrière, qui donne sur une petite ruelle. Je peine
à allumer ma cigarette tant mes mains tremblent. Quand
j’y arrive enfin, je pianote sur mon téléphone et appelle
ma mère.
— Clémence ?
— Maman, je viens de rencontrer une fille qui m’a
balancé que j’avais été violée par Paul. Elle a porté
plainte et me dit que les flics veulent m’interroger. C’est
quoi ce délire, maman ? Ce n’est pas vrai, hein ? C’est un
salopard, mais il ne peut pas m’avoir…
Je n’arrive plus à prononcer ce mot qui semble comme
de l’acide dans ma bouche. Je l’entends soupirer devant
la télévision – en permanence allumée – en arrière-fond
sonore.
— Clémence, c’est vieux, tout ça... Pourquoi remuer le
passé ?
— Maman ! Je me souviens de plein de choses
horribles, mais pas de… est-ce que… c’est vrai ?
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— C’est ce que pensait le pédopsychiatre que ton frère
et toi avez consulté à l’époque. Ton récit ne laissait aucun
doute et… je ne veux plus y penser, révèle-t-elle en
commençant à pleurer. Peut-être que tu devrais porter
plainte, toi aussi, pour en finir avec cette horrible
histoire ?
Le ciel me tombe sur la tête.
Comment a-t-elle pu me cacher cette vérité atroce ?
Je me suis construite sur des non-dits. Des
impressions que, parfois, mon corps ne m’appartient
pas, et en pensant que je ne tourne pas rond. Ce malaise,
quand les autres sont trop proches de moi. Ma peau qui
me démange lorsqu’on me touche, même pour me saluer
d’un simple bonjour. En réalité, mon père, celui qui
devait me protéger, est lui-même un monstre qui a abusé
de sa propre fille. Je me laisse tomber au sol, le cœur au
bord des lèvres. Pourquoi je ne me souviens de rien ? Je
réalise que ma vie, avant cette annonce, n’était pas
géniale, mais au moins, je ne me sentais pas sale.
— Je ne me souviens de rien, et je veux que ça reste
ainsi, répliqué-je fermement. Et puis, après tout, rien ne
prouve qu’il m’ait fait quoi que ce soit.
— Clem, je vous suivais, ton frère et toi, quand vous
étiez chez lui le week-end. Il vous laissait seuls sur la
plage pendant qu’il allait se saouler, alors j’en profitais
pour t’enfiler une culotte. Il ne t’en mettait jamais. Il y a
cette fois, aussi, quand il…
— Stop ! Tais-toi ! Je ne veux plus rien entendre !
Je raccroche, puis prends ma tête entre mes mains.
Est-ce qu’un jour mon passé me laissera tranquille ?
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Faut-il que je parte au bout du monde pour qu’on
m’oublie ?
Je dois en avoir le cœur net, afin de ne pas psychoter
et reprendre le cours de ma vie au point où elle en était
avant l’intrusion de cette Stéphanie. J’envoie un message
à ma grand-mère en lui demandant de me rejoindre
après mon boulot et en lui précisant que j’ai besoin d’elle
de toute urgence. Elle va certainement se ronger les
sangs, mais il n’y a qu’avec elle que je peux avoir des
réponses à mes questions. Je reprends ma caisse l’esprit
ailleurs, préoccupée, en comptant les minutes avant la
fin de ma journée.
Quand 17 heures sonnent, je ne perds pas de temps
pour prendre mes affaires et gagne rapidement
l’extérieur. Mamie m’attend sur le trottoir. Elle se
précipite vers moi. À ma tête, elle se doute que ça ne va
pas, et l’impatience qui l’animait se calme
instantanément. Elle est consciente que me brusquer ne
ferait que me renfermer davantage.
— Ma chérie, qu’est-ce qu’il y a ? Ton message était
plutôt alarmiste.
— J’ai besoin de toi pour ne pas finir cinglée. Une fille
est venue me balancer des horreurs, et maman m’a
confirmé ses révélations. Je… bordel ! Mon père m’a…
Je n’arrive pas à terminer ma phrase. Prononcer le
mot « viol » est bien trop douloureux. Cela rend tout ça
trop réel.
— Oh, ma petite-fille ! Viens par-là…
Je me blottis contre elle et puise la force qu’il me
manque pour faire face à ces révélations. J’ai envie de
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pleurer, mais c’est tellement dingue que je reste de
marbre, incrédule.
— Tu savais, mamie ? Tu savais que ce monstre avait
posé ses mains dégueulasses sur moi ?
— Ta mère n’a jamais voulu en parler et dans le fond,
j’ai préféré me dire que ce n’était pas possible, que tu ne
pouvais pas avoir subi ces actes immondes. Je suis
tellement désolée. J’aurais voulu être là, l’empêcher
d’agir.
— Ce n’est pas de ta faute.
Je m’accroche à elle comme à une bouée de sauvetage.
— Je me souviens de beaucoup de choses, mais pas de
« ça ».
— Tu voudrais te rappeler ?
— Non !
Ma supplique la fait resserrer sa prise autour de moi.
Je ne veux rien savoir de plus. Mon équilibre est précaire,
mais je ne m’en sors pas si mal pour une fille cabossée.
Elle caresse mes cheveux, me murmure que je suis la
seule à pouvoir décider, et qu’elle sera toujours là pour
moi, peu importe mon choix. Elle est mon roc, celle sur
qui je peux compter, alors que ma vie part dans tous les
sens. Je n’ai que seize ans et pourtant, j’ai l’impression
d’avoir vécu mille vies. Je lui explique pourquoi j’ai
besoin d’elle et bien sûr, elle me confirme que personne ne
m’obligera à faire ce que je ne veux pas. Elle y veillera,
j’ai confiance en elle.
Nous filons en direction du commissariat. Je sonne à
l’interphone et attends que quelqu’un se manifeste. Ma