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Leys, le justeLE MONDE | 03.04.1998 à 00h00 • Mis à jour le 03.04.1998 à 00h00 |

Par 

FRANCIS DERON

La seule façon d'aborder ce ``bouquin``, c'est de faire comme si son auteurétait déjà mort. » Simon Leys n'y va pas par quatre chemins quand il s'agitd'exprimer le malaise que lui procure la fréquentation du milieu médiatique.C'est sans aucune affectation qu'il répugne à se prêter au jeu mondain.

Timide ? Ecorché vif ? Sage, plutôt. Replié derrière les collines pelées de

Canberra, sous l'ombrage de l'eucalyptus national, au fond d'un jardin baigné d'une douce lumière qui perce jusque dans l'étude du Lettré à lachinoise sans chinoiserie, évidemment. Loin des faux semblants et duclinquant des vaines glorioles.

Or, Simon Leys n'est pas « mort ». Ni physiquement loin s'en faut nilittérairement c'est même, pour le coup, tout le contraire. Si l'on réédite enun volume ses cinq ouvrages iconoclastes sur la Chine comme une premièresomme pour inventaire, il publie en même temps un nouveau titre, qui déjà

rend la réédition incomplète. Ainsi que, pour brouiller encore un peu lespistes, une histoire dessinée pour enfants réalisée avec sa fille (1). Pour quine s'en serait pas rendu compte, le fossoyeur du mythe du « GrandTimonier » en Occident est un écrivain polyvalent d'une sensibilitédépassant largement le cadre étriqué des études chinoises où l'a renducélèbre une capacité d'indignation rare dans le milieu universitaire satanière d'origine.

Flash-back. 1971. L'Europe, France en tête, boit du petit lait devant les

miracles prêtés à la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » quiensanglante la Chine. Pierre Ryckmans, jeune sinologue belge de grandeculture classique, dénué comme il se doit du moindre renom hors de sonmilieu, se trouve à Hongkong où il vient d'assister quasiment en direct,devant sa porte, à l'assassinat, par des sbires du continent en proie à la foliemaoïste, d'un journaliste local au parler trop libre. Cette scène venants'ajouter aux arrivées régulières de cadavres de victimes des purgescharriés par la rivière des Perles, a décidé d'une vie d'écrivain. Les Habitsneufs du président Mao, première salve de la collection « Bibliothèqueasiatique » que lance René Viénet, alors chez Champ libre, sera bientôt suivid'Ombres chinoises, accueilli avec à peine moins de dégoût par le snobismeparisien maophile. Deux premiers pavés dans la mare ou plutôt, comme diraJean-François Revel, « dans l'océan de bêtises et d'escroqueries

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intellectuelles qui baignait les côtes poissonneuses de la maolâtrie intéressée». La Chine, dit-il alors en substance, n'est pas ce pays de demi-rêve où undémiurge au langage légèrement farfelu (« Il faut marcher sur deux jambes», « La révolution n'est pas un dîner de gala », etc.) s'amuse à bouleverserinnocemment une société qui s'ennuierait dans le socialisme réel. C'est unenfer concocté par une cabale de tyrans qui se sont arrogé la totalité despouvoirs pour s'étriper mutuellement après avoir confisqué une révolutionet imposé le règne de la terreur à un pays hautement civilisé, héritier d'unraffinement culturel sans équivalent au monde.

Près de trente ans plus tard, les incursions de Ryckmans-Leys dans deschamps aussi divers que la fiction, la critique littéraire, l'esthétique, latraduction sans parler du dessin, de la peinture, de la gravure de sceaux depierre dans la manière chinoise ou de la pratique savante et approfondie dela voile, une passion qui lui vient de loin commencent à ne plus se compter.L'honnête homme à facettes multiples, au physique de grand et mince loupde mer grisonnant mais aux mains délicates d'esthète enraciné dans latradition du plus ancien terreau culturel du monde, étonne par la diversitéde ses centres d'intérêt.

Qu'est-ce qui peut donc relier en une même oeuvre d'écrivain ladénonciation de la dictature maoïste, l'étude de la calligraphie, l'évocation dela musique de la pluie sur les feuilles de bananier planté devant la fenêtredu Lettré, les aventures de marin d'un puritain de la Nouvelle-Angleterredans le Pacifique sud (Richard Henry Dana, Deux années sur le gaillardd'avant, Laffont 1990), Napoléon de retour à Waterloo alors qu'on l'a crumort à Sainte-Hélène, et l'imposture d'André Malraux prétendant avoircroisé Zhou Enlai dans Shanghaï insurgé (cette énumération devant servirde premier aperçu de l'oeuvre) ? « La passion, le plaisir, la curiosité, lasympathie, l'intérêt, l'amusement, l'enthousiasme et la nature terrible,splendide, horrible, inépuisable, drôle, touchante, paradoxale, ridicule etémouvante des choses... » « Mais attention, corrige-t-il aussitôt.

Malraux n'est pas un imposteur. Un mythomane, certes. Quiconque l'aapproché était fasciné. C'était un feu d'artifice fulgurant. Il force le respect à

 beaucoup d'égards, même s'il finit par croire avoir vraiment rencontré T. E.Lawrence, qu'il voulait imiter et qui n'était pas moins un mythomane lui-même... »

Et Leys-Ryckmans, où se situe-t-il, littérairement parlant, lui dont l'oeuvreest parcourue de deux grandes ombres portées, l'immense Lu Xun, le plusgrand écrivain chinois du siècle, et George Orwell (deux parias à leurmanière, deux hommes de lettres eux aussi rétifs à toute récupérationentreprise par le pouvoir, travaillant à l'écart des jeux politiciens) ?Modestement, il se voudrait « interprète-traducteur », en sachant qu'oninterprétera, si l'on ose dire, le terme au sens le plus vaste de la tâche, dutémoin au carrefour des cultures et des drames humains. N'est-elle pas

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éloquente cette calligraphie placée en couverture des essais sur la Chine,inscrite du pinceau de Lu Xun : « M'étant mêlé d'écrire, j'ai été puni de monimpudence. Rebelle aux modes, j'ai offensé la mentalité de mon époque (...)».

Non, assure Ryckmans, ce n'est pas là référence à une blessure qu'auraientprovoquée les polémiques ayant accueilli ses premiers écrits, rédigés dans le

feu de la révolte contre le mensonge à la mode. Celles-ci n'ont même pascausé « une écorchure » ! « Le poème est beau. Il était amusant de meservir de cette allusion aux anciennes polémiques (vues rétrospectivement,elles sont plutôt comiques). Ce n'est pas fausse humilité, mais sobreévaluation des réalités. Michel-Ange lui-même n'a pas jugé futile de sculpterun bonhomme de neige pour un des Médicis. Ce dut être le plus beau

 bonhomme de neige qui ait jamais existé ! Comment pourrions-nousambitionner de faire mieux, ou plus utile, ou plus durable ? »

La durée, pourtant, c'est bien le caractère essentiel du matériau premier del'oeuvre de Leys, la culture chinoise. Un océan de sagesse, de raffinement,dont l'étude du Lettré en exil fourmille en forme de traités et oeuvres d'artrangés sans ostentation sur les étagères. Une culture refuge qui conserveune valeur ambiguë pour la Chine contemporaine : à la fois sourced'inspiration, mais aussi, pour certains, un fardeau que la Chine traîne, telun boulet l'empêchant d'accéder à une authentique modernité. Quereprésente en son sein Confucius, dont Leys-Ryckmans est le premierOccidental à offrir une traduction double dans les deux langues majeures del'autre hémisphère (français, anglais) ce Confucius dont tous les pouvoirsautoritaires d'Asie se réclament, de même que leurs thuriférairesd'Occident, et qui, s'il était en vie de nos jours, serait peut-être en prison dufait du caractère subversif de son propos, selon le jugement d'un jeuneChinois occidentalisé ? « Il y a des traditions qui peuvent être un fardeau,un facteur d'inhibition. Mais le vrai fardeau, c'est toujours l'ignorance etl'inculture (Ryckmans insiste sur ce mot). Confucius dégagé de la traditionconfucéenne retrouve le caractère subversif qu'il présentait de son vivant

pour les autorités du temps. C'est plus facile à percevoir, me semble-t-il,pour des étrangers qui n'ont pas été exposés à cette tradition. Mais c'est

 vrai, n'oublions pas que Confucius était un gêneur. On a même essayéd'avoir sa peau. Il a été écarté du pouvoir. Il a enseigné pour tuer le temps,faute de mieux, dans l'attente qu'il était de se voir confier un poste depremier ministre qui ne vint jamais. »

Non que Ryckmans, archétype du Lettré, ait éprouvé la moindre ambitionde se voir nommer par quelque gouvernant à un hypothétique poste de «

ministre des affaires de la Chine» ! Le pseudonyme de Leys estinvolontairement trompeur, qui renvoie à l'ambitieux héros de VictorSegalen, René Leys lui aussi un mythomane, qui parvient à faire croire qu'ils'est introduit dans le palais impérial du Pékin pré-républicain pour une

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fantasmagorique affaire sentimentale au plus haut niveau du pouvoircéleste. « En fait, ce pseudonyme, c'est un hasard. A la dernière minuteavant la parution des Habits neufs, il m'a fallu choisir un pseudonyme. Lenom Ley s est venu, comme un clin d'oeil à ceux qui savaient, et comme unpatronyme passe-partout pour ceux qui ne savaient pas. »

Il s'agissait, ne l'oublions quand même pas, d'une époque où les ambassades

de Chine à l'étranger étaient peuplées de jardiniers tout particulièrementchargés de dépister, dans le bouillonnement des publications à la gloire duGrandiose Timonier, les rares semeurs de mauvaises herbes. Cela avec lacomplicité d'un milieu intellectuel parisien qui accueillit « Simon Leys »comme une sorte de « Satan » belge (dont Confucius, précisément, auraitété fier. Mais c'était l'époque où il était de bon ton de hurler à l'unisson desloups de la révolution culturelle contre le sage maître Kong, dont on «cassait la boutique » à Pékin s'en souvient-on ?.

 ALÉAS ÉDITORIAUX

Il régnait alors, à Paris en particulier, une atmosphère de « collaboration »qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. Ombres chinoises, suite des Habitsneufs, fut refusé par l'éditeur du premier livre puis par plusieurs maisonsparisiennes. L'ouvrage dut à Christian Bourgois de finalement paraître, pourêtre suivi d'autres ouvrages de la « Bibliothèque asiatique », tandis queMaria-Antonietta Macciocchi, éditée dans la même collection « 10-18 »,s'indignait de pareil outrage à la vertu rouge chinoise.

Lointaines batailles oubliées ? Voire. Il reste un relent de soufre, de nos jours, à quiconque tourne encore le couteau dans certaines plaies. Le mêmeéditeur Robert Laffont, qui place aujourd'hui Leys dans « Bouquins », arécemment dû accepter de supprimer une phrase de l'introduction parStéphane Courtois du Livre noir du communisme. Le maître d'oeuvre decette compilation s'en prenait très modérément à Alain Peyrefitte pour dessentiments passés jugés coupables envers Mao. L'académicien ancienministre menaçait l'éditeur de procès. En 1998... Va-t-on pour autant devoir

arracher plusieurs pages à l'ouvrage de Leys, qui brocarde plusénergiquement M. Peyrefitte à propos de la notion de droits de l'hommetelle qu'elle peut être appliquée à l'homme chinois ? Car s'il est une questionqui est précisément au centre de toute l'oeuvre de Ryckmans celle dupolémiste comme celle du critique littéraire ou celle du savant de lacivilisation chinoise, les trois facettes de l'homme se rassemblant pouroccuper, depuis 1992, le fauteuil laissé vacant par Georges Simenon àl'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique c'est

 bien celle de l'universalité de certaines valeurs humanistes. Cetteuniversalité qui ne se saucissonne pas au gré des traditions culturellesdiverses mais qui, au contraire, les fondent toutes peu ou prou, sous tousrapports, qu'il s'agisse de son expression artistique la plus élaborée ou de lasimple recherche du « critère de décence élémentaire » (Orwell).

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Peu importe, dès lors, qu'une bonne partie du témoignage qu'apportaitLeys, voilà un quart de siècle, sur l'état misérable dans lequel Mao laissait laChine soit de nos jours effectivement dépassé par les résultats indéniablesdu décollage économique. Ce qui importe dans ce témoignage, tel que nouspouvons le relire à présent, c'est la réaction de l'homme honnête, le Juste, le

 junzi confucéen, devant le Mensonge instauré en instrument de pouvoir.

Ce n'est plus de la politique, c'est de la philosophie au même titre que lesécrits de celui à qui Ryckmans dédie si justement, en avant-propos, son «trop long rabâchage » sur la Chine : Wei Jingsheng, le plus célèbre desdissidents chinois, qui a passé dix-huit ans en prison avant d'être mis à laporte de son propre pays, comme les gêneurs dans l'ancienne Grèce, pouravoir défié l'Etat. « Le despotisme, dit Leys, est une coûteuse extravaganceque [la Chine] n'a plus les moyens de se permettre. » On voudrait pouvoir lesuivre dans ce jugement annonciateur d'une réelle modernisation du vieil

empire réincarné en version léniniste. Mais Ryckmans, de lui-même,corrige le tir : « Après tout, l'économie de l'Allemagne nazie ne se portait pastrop mal... » Toujours le doute, qui, comme chez Lu Xun, ne porte guère àl'optimisme. Milan Kundera est appelé ici à la rescousse : « Quand j'étais

 jeune, cite Ryckmans (dans La Forêt en feu), j'avais l'habitude d'idéaliser lesgens qui revenaient après une période d'emprisonnement politique. Puis j'aidécouvert que la plupart des oppresseurs étaient en fait d'anciennes

 victimes »... « Ne croyez que ceux qui doutent », disait Lu Xun. Et aussi : « Avant la révolution, nous étions esclaves. Maintenant, nous sommesesclaves d'anciens esclaves. » Attention, toutefois : il ne parlait là que des

 vicissitudes infligées au peuple chinois avant l'avènement du communisme.

L'HUMEUR, L'HONNEUR, L'HORREUR 

Ryckmans idéalise-t-il une Chine du passé qui, durant le siècle écoulé, seserait enfoncée dans l'abysse moderne, tombant de Charybde (guerres faceaux puissances impérialistes) en Scylla (le piège léniniste) ? Pas tant quecela, puisqu'il sait reconnaître aussi, comme Mao lui-même, les peu

glorieuses « sources nationales » de la tragédie, tel cet empereur fondateur,Qin Shi Huangdi, crédité si l'on peut dire d'avoir, le premier, éliminé laclasse des Lettrés, voilà vingt-deux siècles. Mais à faire le compte desmerveilles que la civilisation chinoise a créées, le bilan du XXe siècle n'estcertainement pas l'un des plus florissants de son histoire.

Dès lors, l'attitude du Lettré à l'égard de ce monde devient celle d'uneprudente mise à distance. Leys s'en explique dans L'Humeur, l'honneur,l'horreur : c'est cette triple règle de conduite qui le maintient physiquement

hors de Chine, tant qu'au moins le premier de ces trois paramètres n'aurapas changé. « Car il ne faut évidemment pas s'interdire par principe d'y retourner », précise-t-il.

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Et puis, le temps a aidé à cette implantation australienne qu'il affectionnedésormais. Parvenu au bout du monde en 1970 pour une période initiale detrois ans, il y est demeuré avec son épouse d'origine chinoise et leursenfants, comme tant d'autres, sans plus se poser la question de son origineeuropéenne : « A force de vivre en étranger partout, on finit par se sentirpartout chez soi. V. S. Naipaul disait : Que pouvons-nous connaître de cemonde-ci, si nous n'en connaissons pas un autre ? »

 Avec autant de passion et visiblement plus de plaisir qu'il mettait autrefois àdisséquer les turpitudes du pouvoir chinois, Ryckmans fait faire au visiteurson « tour du propriétaire » australien, de la forêt immense etimmensément fragile à l'océan dont les rouleaux viennent s'écraser au piedd'une maisonnette de la côte, face au grand Est. C'est peu dire qu'on respireplus, ici, que dans la langue de bois des communiqués officiels de Pékin quialimentaient jadis, sans le vouloir, les premières réflexions de Leys. On y respire cet air du grand large qui attirait déjà Ryckmans, jeune, à la vue des

 voiliers dans le port d'Anvers, dans l'attente de s'embarquer sur leschalutiers d'Ostende partant pour la pêche d'Islande, dans cet élémentmarin où l'on ne peut s'empêcher de trouver « quelque chose de réellementfondamental ».

FOI

 Aussi fondamental peut-être que cet autre pilier central de la réflexion deRyckmans, sa foi chrétienne omniprésente dans ses écrits, quoiqu'il mette

en garde contre toute extrapolation simpliste à partir de ses référencesconstantes à l'« expérience mystique » des autres. « Une expériencemystique qui n'aurait lieu que dans l'écriture me semblerait assez suspecte !Le caractère de l'expérience mystique n'est-il pas précisément de créer lesilence (souligné par P. R.) ? » Et de citer Zhou Zuoren, le frère de Lu Xun :« Tout ce qui peut passer par les mots est superflu »...

Cette « piste »-là donc interdite, revenons dans le repaire de l'esthète pourdécouvrir en sa compagnie l'une des sources principales de sa démarche, la

calligraphie suspendue au-dessus de sa table de travail. « L'important n'estpas l'oeuvre finie. C'est le travail de sa création. On peut apprécier unecalligraphie chinoise sans connaître le chinois. Mais savoir l'écriture permetde reconstituer tout le mouvement qui a donné naissance à ce qu'on adevant les yeux, et c'est cela le plus important. On s'aperçoit alors que c'estun équivalent de la musique, qui se déroule dans le temps, avec ses tempsforts et ses temps faibles, comme ce trait auquel il manque de l'encre, maisdont le tracé affaibli suffit à suggérer le mouvement imprimé par l'auteur.La signification de ce qui est écrit, du coup, passe au second plan. »

 Vous avez dit « musique », professeur Ryckmans-Leys ? C'est l'une desrares activités créatrices qu'on ne vous aura pas vu pratiquer... « Parce que

 je suis illettré en ce domaine. Je ne sais pas lire le solfège. M'y attaquer pour

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un résultat médiocre serait une source de frustrations. Je préfère écouter »,ce qui lui arrive effectivement à de nombreuses reprises dans la journée etpermet de comprendre qu'il n'y a guère de différence culturelle marquée,quand on va au fond des choses, entre un coup de pinceau particulièrementheureux de grand maître calligraphe, l'élan de la voix de Maria Callass'envolant vers le sommet d'une phrase d'aria et « la sonorité à peineperceptible du bout du doigt sur la corde de cithare chinoise », quand lesouffle de la création est au rendez-vous. « Le Créateur universel fait laforêt de bambous, le peintre créateur reproduit le même procédé à l'échellede l'espace délimité par le pinceau ; l'important est l'opération créatrice,encore plus que le résultat. »

Et de retomber, du coup, sur le caractère relativement mineur de latechnique proprement dite : « Le grand maître calligraphe de trente-cinqans, cela n'existe pas ; à un certain stade, c'est une vie qui doit passer dansl'oeuvre, et c'est bien au-delà de la technique. Le vieux chanteur deflamenco ne traduit rien d'autre que ce constat avec sa voix rauque quireproduit, plus que toute autre chose, l'expérience. » A la limite, la natureelle aussi participe de ce procédé : « Regardez une vieille racine d'arbretoute nouée. Cela ne s'improvise pas ! »

Leys-Ryckmans ou Ryckmans-Leys il ne conserve plus la double signatureque pour des raisons pratiques liées aux préférences des éditeurs (« Moi, jen'ai pas d'objections, ni de souhaits particuliers sur le sujet ») : un art de

 vivre incarné, qui ne saurait oublier que toute chose, même l'art tout court,comporte sa dose de tendre ironie. Daumier le rappelle, sur un autre mur,par ce bourgeois amateur d'art, jouissant en silence, dans la pénombre deson cabinet, devant une reproduction de la Vénus de Milo posée sur songuéridon. Ou ce gros bonhomme avachi dans son fauteuil, peint parl'habitant des lieux, accroché au-dessus de la cheminée, rigolant à on ne saitquelle plaisanterie peut-être même vulgaire.

Près et loin de la politique tout à la fois, on se retrouve devant l'ouvrage àaccomplir sans réponse définitive ou absolue, mais avec un constat deHenry James : « Nous travaillons dans l'obscurité, nous faisons ce que nouspouvons, nous donnons ce que nous avons... Notre passion est notre tâche.Le reste relève de la folie de l'art. »

FRANCIS DERON

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